Page images
PDF
EPUB

intégrante de la pensée; l'expression peut donc et doit être l'objet d'un légitime souci; l'esprit du plus irréprochable aloi peut par intervalles s'y faire sentir, de même que les sots peuvent, par le moyen des équivoques, y trouver de continuels triomphes (1).

[blocks in formation]

S'élevant d'un degré, l'esprit réside dans le tour toutes les fois qu'on présente l'idée sous un côté autre que celui qu'on veut faire voir, ou qu'on la montre sous un aspect nouveau; une conséquence est tirée du principe qu'on a dessein de faire concevoir; on n'énonce qu'un seul effet pour faire conclure l'autre ; on pose une vérité d'où l'à contrario part comme de lui-même; ces sous-entendus, ces transparences, ces obliquités, ces espiègleries de construction, ont, suivant les cas, de la délicatesse ou de la malice; il y a des flatteries que l'on ne peut offrir qu'avec ce détour; il y a des impertinences que cette forme seule permet de hasarder; on fait des compliments bourrus et des caresses égratignantes. Souvent vous croiriez voir

(1) Une des plus irritantes facétics dont on amuse les enfants et les niais de tout âge, ce sont les devinettes consistant à demander soit la raison d'une chose qui n'existe pas, soit la ressemblance ou la différence de deux objets bizarrement comparés; elles roulent presque toujours sur quelque inepte jeu de mots.

une sorte de tir à ricochet qui va toucher un point qu'on n'ose viser ou qu'on ne pourrait atteindre directement. C'est encore un artifice du tour que la supercherie qui jette furtivement dans une énumération une chose toute disparate, pièce de cuivre dans un rouleau d'or.

Prenons, au milieu de toutes ces subtilités heureuses, deux exemples:

((

Qui s'écoute parler n'écoute qu'un sot. » La pensée en suspens voit apparaître une dualité qui dure juste ce qu'il faut pour que l'identité de la prétention et de la sottise éclate mieux.

Un vrai écrivain qui s'est fait journaliste raconte qu'il n'a jamais vu qu'une seule fois une certaine personne à l'occasion d'une visite qu'elle lui était venue faire: « Cette visite (que je lui dois)... » et il continue bonnement son récit; comme l'humble aveu d'impolitesse fait cingler le coup de cravache! Ce maître donneur d'étrivières pourrait nous fournir d'exemples pour tous les genres d'esprit.

Il convient de faire remarquer ici ce qui sera longuement exposé par la suite lorsque le tour spirituel donne quelque chose à deviner, la pensée ne s'enveloppe que pour se faire chercher, c'est coquetterie ou malice (1); au contraire lorsqu'un personnage comique

(1) Il peut paraître humiliant pour l'homme que la façon dont une idée se présente d'abord à lui, c'est-à-dire le tour ou plus généralement encore la forme, exerce tant d'influence sur les effets que produit cette idée; mais il ne faut pas oublier qu'une sensibilité accompagne nécessairement tous les actes de notre intelligence, et que cette sensibilité, bien que très épurée et fort supérieure à celle qui donne les sensations, est néanmoins une faculté

cache ou déguise, c'est avec la confiance qu'on n'y verra rien.

XIII

3o La pensée.- Trois exemples.-Limites indécises de l'esprit, et coup d'œil sur l'étendue qu'il embrasse.

C'est dans la pensée qu'est la matière la plus loyale de l'esprit, et son principe le plus fécond ou le meilleur; l'esprit a chance alors de se trouver au plus près de la vérité, et quelquefois on doutera si ce n'est pas elle-même.

Venons tout de suite aux exemples, pour en faire l'objet de nos remarques.

On a dit quelque chose de fort spirituel quand on a défini les affaires ou le crédit: l'argent des autres; mais le Français, né malin, avait-il pris garde que cette saillie n'est qu'une traduction littérale de æs alienum ?

Dans cet exemple, l'effet tient à ce qu'on ne fait voir qu'une face de l'idée; l'exagération, laquelle diffère un peu de ce procédé, est d'un usage encore plus fréquent et se montre tout aussi capable de plaire et

d'ordre secondaire asservie aux lois de la contingence et à toutes les conditions de la subjectivité.

L'art dans sa notion la plus haute et la plus abstraite, l'art considéré, autant que cela est possible, comme distinct de la vérité n'est que le respect instinctif et réfléchi de ces lois et de ces conditions de la sensibilité intellectuelle.

d'étonner; elle fait vivement paraître ce qui doit être noté, et au travers de la fiction ou de la satire on reconnaît la justesse.

Voici d'abord la fiction: une expression familière dit d'une personne obligeante et dévouée qu'elle se met en quatre; le style relevé, conservant la même image, dit que cette personne se multiplie; l'esprit de Mme de Sévigné traduit en vivante réalité cette hyperbole métaphorique, et appelle d'Hacqueville, cet inépuisable ami, les d'Hacquevilles.

Maintenant, la satire la Bruyère nous parle de cette manie inquiète, vaniteuse et vaine qui pousse aux voyages et de ces gens « qui désirent seulement de «< connoître de nouvelles tours et de nouveaux clochers, «et de passer des rivières qu'on appelle ni la Seine ni <«< la Loire, qui sortent de leur patrie pour y retourner, qui aiment à être absents, qui veulent un jour être << revenus de loin... »

L'esprit dans ces exemples semble bien n'être dû qu'à la pensée; mais comment et quand on passe du mot au tour, du tour à la pensée, comment on glisse insensiblement de l'un dans l'autre, ce serait souvent difficile à dire, tant les nuances sont fuyantes.

Bien mieux, qui saura marquer où l'esprit lui-même commence, où il finit?

Pourtant nous ne croyons pas impossible d'indiquer à peu près entre quelles limites il se joue l'hébété calembour par en bas, la vérité et la raison par en haut, donnent les deux points extrêmes, mais extérieurs.

De l'altération la plus imperceptible, la plus spé

cieuse de la vérité, on arrive, par des transformations suivies aux extravagances du gros rire.

Comment ce vaste intervalle est-il rempli ? Que de productions charmantes y tiennent sans se heurter et sans se confondre!

Qui entreprendrait d'énumérer toutes les sortes d'esprit ?

Il y a l'esprit naturel, l'esprit argent comptant; il y en a un moins prompt, moins franc, plus concerté et pourtant exquis.

Il y a le persifflage, la causticité entre présents ou absents (est-ce la même (1)?); il y a l'ironie sourde des pince-sans-rire, et l'ironie équivoque des faiseurs de compliments à mi-sucre; il y a aussi le sarcasme indigné et généreux, s'attaquant au vice, au crime, à l'injustice triomphante, à l'oppression; il y a encore le sarcasme qui, en toute douceur et sans avoir l'air d'y toucher, marque les gens comme avec un fer rouge. La duchesse de Ventadour, dont nous avons déjà parlé et qui ne fut que trop fidèle à la prédiction de Benserade,

(1) S'il existe des gens qui sont connus et redoutés pour leurs coups de boutoir, il en est d'autres dont la bonne langue n'épargne personne au monde, et qui toutefois prennent si bien leur temps qu'ils ne nous ont jamais dit une malice en face ni même donné le chagrin d'entendre quelque chose de désagréable sur le compte d'un de nos amis; mais comme ils daubent le tiers et le quart, et surtout ceux qu'ils savent que nous n'aimons pas! Grâce à ce discernement ils sont partout bien venus, partout écoutés avec plaisir ; quoiqu'ils soient souvent peu riches de leur propre fonds, ils passent pour fort spirituels, parce que les anecdotes qu'ils ont glanées et qu'ils ne sément qu'à bon escient ne manquent jamais de nous amuser; ils se font même la réputation d'être ce qu'on appelle de bons enfants, parce que nous les trouvons d'accord avec nous sur toutes choses, et qu'ils flattent nos sentiments secrets les moins honorables.

« PreviousContinue »