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aussi solide que les principes qu'ils défendent, semblent se plaire à obscurcir l'évidence lumineuse de ces mêmes principes par les nuages dont ils les environnent, en croyant y répandre une nouvelle clarté; mais le peu de succès de leurs ouvrages prouve à quel point le goût du public est changé à cet égard : les imaginations sont calmées, l'exaltation est tombée, les illusions ont disparu; le ton sentencieux, la morgue doctorale, le style ambitieusement obscur, ont perdu leur crédit : la vérité, le bon sens, la clarté du style et des idées peuvent seuls réussir à présent, et c'est un des avantages les plus incontestables de la révolution, à laquelle il est permis d'appliquer, au moins sous ce rapport, cette pensée d'Ovide:

que

Aliquisque malo fuit usus in illo.

Il est certain d'ailleurs que la profession d'homme de lettres a perdu un peu de cette importance exagérée la mode et l'engouement du dix-huitième siècle y avoient attachée : les gens de lettres ont fait tant de mal, qu'il n'est pas étonnant que le prestige qui les environnoit soit tombé; et enfin il est peut-être vrai aussi que nous paroissons avoir pour les arts, plus d'amour que nous n'en avons en effet, et qu'en parlant beaucoup de littérature, nous sommes au fond assez indifférens sur les productions littéraires.

Ces réflexions ne sauroient paroître déplacées dans une feuille où tous les jours on n'annonce guère que des livres anciens, et se présentent naturellement à l'occasion d'un ouvrage aussi répandu, aussi connu, aussi généralement apprécié que la Henriade : tout le

monde l'a lue; tout a été dit sur ce poëme; il a été l'objet d'une multitude de dissertations, de mille critiques, de mille brochures: M. Clément, lui seul, a fait deux volumes d'observations littéraires sur cet ouvrage. gros Le plus petit écolier sait que le plan en est foible et mesquin; que Henri IV est infiniment moins intéressant dans ce poëme que dans l'histoire; que les fictions en sont vagues et froides; que la versification, qui est souvent brillante, est quelquefois aussi terne, languissante et prosaïque ; que cette harmonie, qui séduit d'abord l'oreille, la fatigue bientôt par le défaut de variété; que les sentences, les portraits, les dissertations philosophiques sont substitués, dans la Henriade, aux ornemens naturels de la poésie épique et aux grâces convenables à l'épopée; que c'est une histoire en vers plutôt qu'un poëme; et qu'en un mot, cet ouvrage ressemble beaucoup moins aux modèles du genre, à l'Iliade et à l'Enéide, qu'à la Pharsale, quoiqu'il soit écrit avec plus de sagesse, de goût, d'élégance et de poésie que ce dernier poëme. Tout cela a été dit, et tout cela est vrai: il n'y a que des partisans aveugles, que des adorateurs fanatiques de Voltaire qui puissent le nier. On a longtemps agité la question assez frivole en elle-même, savoir s'il avoit du génie, ce qui prouve que la chose pouvoit du moins paroître problématique; mais ce qu'il y a de sûr, et ce dont il est impossible qu'aucun homme de goût puisse douter, c'est que dans la Henriade c'est l'esprit qui domine, tandis que dans les poëmes d'Homère, de Virgile et du Tasse, le génie seul se fait sentir : la conception et l'ensemble de la Henriade ne supposent point cet heureux don de la nature, cette qualité féconde qui crée, anime et vivifie tout; l'esprit

de

même le plus médiocre auroit suffi pour une invention si pauvre, si froide et si foible: c'est par le mérite et la richesse des détails que l'ouvrage s'est soutenu; c'est par les ornemens du style qu'il brille, et ces ornemens eux-mêmes appartiennent plus à l'esprit qu'au génie : ce sont des antithèses, des oppositions, des portraits plus joliment coloriés que fortement tracés, des observations morales ou politiques rendues avec plus de finesse que de force et de profondeur, des pensées, des réflexions, des sentences; sorte d'agrémens qui supposent plus de combinaison et de calcul, que de verve et d'imagination.

Il est cruel de faire le procès à l'esprit, à cette qualité que tout le monde ambitionne, et que personne ne se donne la peine de définir, à laquelle chacun prétend comme à une des plus rares prérogatives, et qui pourtant est peutêtre plus vulgaire qu'on ne pense; mais il y a une chose bien fâcheuse pour l'esprit, c'est qu'il gâte et corrompt presque tous les genres de littérature où il cherche à dominer: Boileau a fait une satire contre l'équivoque; il en auroit pu composer une contre l'esprit, qui fait lui-même un usage si fréquent de l'équivoque ; c'est lui qui égara le talent aimable d'Ovide, qui sema de pointes les écrits philosophiques de Sénèque, qui contourna les phrases élégantes de Pline le jeune, qui obscurcit les pensées profondes de Tacite; c'est lui qui dicta à Fontenelle ces dialogues si jolis par-la forme et si ridicules pour le fond, qui l'induisit à travestir des bergers en métaphysiciens et en dissertateurs, qui répandit dans les Mondes quelques traits capables de décrier le meilleur ouvrage, et qui défigura même les éloges des académiciens par une affectation de finesse dans les idées, et par une certaine coquette

rie de style absolument contraire à ce genre; c'est lui qui inspira à Lamothe ces odes insipides et glacées, qu'un moment on a voulu mettre au-dessus de celles de Rousseau; c'est lui qui altéra, par le clinquant, l'or des solides beautés dont le poëme du Tasse est enrichi; c'est lui enfin qui nuisit aux dons heureux que l'auteur de la Henriade avoit reçus de la nature : Voltaire écrit-il une histoire, c'est l'esprit qui lui suggère ces épigrammes, ces quolibets, ces facéties, ces mots de saltimbanque dont il souille et dénature le plus grave de tous les genres; l'Histoire de Charles XII, le morceau historique le plus parfait qui soit sorti de la plume de l'auteur, n'est pas exempt de ces défauts; le Siècle de Louis XIV en offre davantage, et l'Essai sur les Mœurs des Nations n'est presqu'en totalité qu'un recueil de plaisanteries quelquefois très-piquantes, et souvent très-fades et très-ennuyeuses; Voltaire fait-il une tragédie, c'est l'esprit qui lui dicte ces tirades ambitieuses, ces sentences à prétention si contraires à la vérité du dialogue; c'est lui qui met dans la bouche de Zaïre une dissertation sur l'influence de l'éducation, dans celle d'Orosmane un abrégé de l'histoire universelle, dans celle d'Alzire un traité sur le suicide; Voltaire, touché de la plus noble ambition, veut-il enrichir d'un poëme épique la littérature française, c'est encore l'esprit qui lui fait illusion sur l'invention, le plan et l'ensemble de l'ouvrage, et qui lui persuade que le cliquetis des contrastes et des oppositions, que l'enluminure des portraits, que la malignité des déclamations anti-religieuses, que la pompe des réflexions philosophiques, que le faste des dissertations morales pourront suppléer à ces créations magnifiques et sublimes, à ces

grands tableaux, à cette peinture animée des caractères, à ces passions vives et variées, à cette connoissance profonde du cœur humain toujours peint par les actions et jamais disséqué par l'analyse, qui caractérisent et feront vivre à jamais les ouvrages des grands maîtres. S'est-on jamais avisé de dire qu'Homère, que Virgile, que Démosthènes, Cicéron, Boileau, Racine, Bossuet, Bourdaloue, Massillon avoient de l'esprit ? C'est un mérite qu'on ne daigne pas remarquer en eux; c'est une pensée qui ne se présente pas en lisant leurs ouvrages, et malheureusement c'est presque la seule qui se présente en lisant ceux de Voltaire.

On parle beaucoup de la finesse et de la pureté de son goût, et il est vrai que dans ses poésies légères et dans ses contes, il a une grâce et un agrément bien rares quoiqu'il manque peut-être, dans ce dernier genre, d'une certaine naïveté qui en fait le plus grand charme; il est vrai qu'en général son style est clair, élégant, souple, facile, harmonieux; il est vrai encore que la justesse de son esprit l'a préservé de cette manie des systèmes, de cette métaphysique ténébreuse, de ce galimatias scientifique, qui infectent la plupart des productions du dix-huitième siècle; mais un écrivain qui, dans tous les genres, a violé les règles essentielles de l'art, dont les tragédies sont vicieuses sous le rapport du plan, du dialogue et même du style, dont les comédies ne sont que de mauvaises caricatures, dont les histoires manquent de la solidité et de la gravité convenables, dont le style en général, quoique agréable, soit en vers soit en prose, a de la bigarrure et de l'incohéne peut pas être cité comme un modèle de goût. Ses opinions littéraires, prises en totalité, sont

rence

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