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soin les ouvrages de cet historien dont il prétendoit descendre, n'avoit pas pour lui une vénération plus religieuse et une dévotion plus édifiante.

L'admiration pour un écrivain tel que Tacite peut n'avoir en soi rien que de raisonnable; mais il semble qu'il ait été de la destinée du dernier siècle de tout gâter, soit par l'exagération qui dénaturoit ses sentimens et ses opinions, soit par les motifs qui les excitoient ou les dirigeoient: pourquoi cette espèce d'engouement exclusif pour Tacite? Pourquoi cette emphase avec laquelle on prononçoit son nom? Pourquoi ce culte voué à un seul écrivain de l'antiquité? On reconnoît bien là le peu de mesure et l'exaltation ridicule qui, à tous égards, ont caractérisé le 18° siècle. Quelque mérite qu'ait Tacite, la littérature latine offre des auteurs qui sont au moins aussi dignes que lui de nos hommages; et pour ne point sortir du genre dans lequel il a écrit, Salluste et Tite-Live peuvent bien, je crois, soutenir la comparaison : l'un par cette précision nerveuse, par ce style vif, animé et pittoresque, par ces tableaux vigoureusement peints, par cette originalité qui, dans tous les temps, ont obtenu le suffrage des connoisseurs; l'autre, par les beautés franches, par la clarté, l'élégance, la facilité, la grâce, l'abondance merveilleuse qui répandent sur ses écrits tant d'agrément et de charme. N'est-il donc pas singulier que Tacite paroisse avoir seul obtenu grâce devant nos littérateurs philosophes? Le mépris de l'antiquité fut un des caractères de la philosophie moderne : l'admiration qu'on avoit eu dans le siècle précédent pour la littérature grecque et romaine, n'étoit aux yeux de nos philosophes qu'une superstition qu'il falloit détruire comme toutes les au

tres; ils traitoient de préjugé pusillanime ce respect qu'on avoit pour les modèles des temps anciens : les règles de l'art, établies d'après les ouvrages des plus grands génies de l'Italie et de la Grèce, leur paroissoient fort ridicules; ils croyoient que chacun ne devoit écou ter que l'instinct de son talent, sans consulter les écrits et sans étudier les exemples de ceux qui l'avoient précédé. Telle est la marche de l'esprit d'innovation: il renverse tout ce qui est ancien; ce qui est nouveau a seul des droits à son respect; l'antiquité est à ses yeux un titre de proscription; la nouveauté seule obtient grâce devant lui: il se croit libre de tout préjugé, et il est esclave de ses préventions : ce n'est point la raison qui lui sert de guide, c'est le caprice; il n'examine pas si ce qui a été est bien, il le méprise par cela seul qu'il a été; il ne cherche dans les changemens qu'il médite et qu'il opère, que le mérite de la nouveauté : c'est précisément l'inverse du véritable esprit philosophique, qui consulte en tout la raison, et qui ne se conduit que par ses conseils.

Il y a donc quelque chose de mystérieux dans le culte que nos écrivains philosophes avoient exclusivement voué à Tacite: on se demande comment il se fait que ces grands contempteurs de l'antiquité aient choisi pour leur idole un auteur ancien, qu'ils aient pu se résoudre à appeler sur lui tous les respects, toute la vénération de leur siècle. L'idée qu'on se forme généralement de Tacite, ajoute encore au mystère de cette espèce de religion on se représente un écrivain excessivement grave et sévère, dont l'obscurité a quelque chose de sacré, dont l'intelligence est interdite aux profanes, dont tous les mots sont des sentences, et dont toutes les sen→

tences sont des oracles. Cette physionomie de l'historien des empereurs, ce caractère qui le distingue est une des raisons du choix que nos philosophes en ont fait pour le présenter à l'adoration publique : un écrivain de génie, dont le style eût été simple, clair et naturel, n'auroit pas aussi-bien servi leur enthousiasme; il n'y a pas beaucoup de mérite à admirer ce que tout le monde entend; il est même piquant de diffamer ce que tout le monde admire. L'engouement des adorateurs d'un écrivain tel que Tacite n'avoit presque pas de juges : il eût fallu entendre cet auteur pour apprécier la mesure d'admiration qu'il mérite; les élans admiratifs, les exclamations de nos philosophes ne produisoient autour d'eux qu'une espèce d'étonnement stupide, et c'est précisément ce qu'il leur falloit : quand une fois ils s'étoient affectionnés pour un auteur, pour une institution, pour un objet quelconque, l'enthousiasme devenoit pour eux un besoin on a vu Diderot traiter de méchans et de scélérats, ceux qui n'admiroient pas comme lui les écrits et la conduite de Sénèque; celui qui auroit refusé son admiration à Tacite, eût sans doute été jugé digne du dernier supplice: une pareille disposition d'esprit touche de bien près au ridicule; et quand on a pris le parti de s'enthousiasmer, il est généralement assez sage de fixer son enthousiasme sur un

objet dont il y ait peu de juges.

On peut découvrir encore quelques autres raisons de cette admiration pour Tacite, que je serois très-loin de blâmer, si elle avoit été renfermée dans de justes boret si elle ne fût pas devenue exclusive et presque fanatique : on se procuroit d'abord par ce moyen le plaisir de fronder les doctrines de ces anciennes écoles, de

nes,

ces universités dont on méditoit déjà la destruction, et dans lesquelles Tacite ne passoit point pour un modèle que l'on dût mettre entre les mains des jeunes gens : il faut convenir que le mérite de Tacite étoit un peu mé→ connu dans les universités, où l'on n'estimoit guère que les écrivains du siècle d'Auguste. Ces derniers étoient les seuls sur lesquels roulât l'instruction, et je crois que cette pratique étoit fort sensée : on ne sauroit proposer à l'imitation de la jeunesse des modèles trop purs; les cinq ou six années que l'on donnoit à l'étude des langues anciennes ne permettoient pas, à beaucoup près, de faire voir tous les auteurs; on n'expliquoit même que quelques fragmens détachés des grands modèles de la littérature latine. On n'avoit donc pas le temps de faire connoître aux élèves les auteurs des siècles inférieurs, et c'est avec raison qu'on n'en avoit pas non plus la volonté : ceux qui ne sont point étrangers aux lettres la-tines savent que le goût commença à se corrompre à Rome vers les dernières années du règne d'Auguste: les écrivains qui suivirent, sans en excepter Tacite luimême, s'écartèrent sensiblement des traces et de la pureté de leurs prédécesseurs; mais nos sages avoient voué aux universités, comme à toutes les anciennes institutions, une haine très-philosophique; et c'étoit pour eux une espèce de triomphe de pouvoir citer un auteur de quelque importance que ces malheureux régens de colléges, que ces pédans sans goût, comme sans philosophie, sembloient avoir banni de leurs écoles, et qu'ils déroboient aux regards de leurs élèves : les gens du monde, sur la foi de leurs maîtres de philosophie, déploroient le vice d'une éducation dans laquelle on privoit la jeunesse de la connoissance de Tacite, le seul

des auteurs de l'antiquité qui eût mérité de naître dans le 18° siècle.

La haine des tyrans, qui semble avoir guidé la plume et enflammé le génie de Tacite, les peintures énergiques et sublimes de la cour et des crimes des empereurs romains, qui se trouvent dans ses admirables ouvrages, étoient de plus une recommandation bien forte pour lui, auprès d'un parti qui haïssoit essentiellement l'autorité, et qui ne pouvoit souffrir le frein du gouvernement : ces pauvres philosophes étoient tourmentés d'un esprit de faction et de révolte qui puisoit sans cesse dans les écrits de Tacite de nouveaux alimens: quoique nés sous le gouvernement le plus doux et le moins violent, ils ne rêvoient que tyrannie et despotisme, et déclamoient sans mesure contre les despotes et les tyrans; leur imagination malade leur représentoit perpétuellement les rois de France, dont l'administration fut, généralement parlant, si paternelle, avec les couleurs dont Tacite a peint les plus détestables des empereurs romains, les Tibère, les Claude, les Néron, les Domitien; comblés des faveurs d'un gouvernement qui fermoit les yeux sur leurs torts pour ne voir que leurs talens, et qui leur laissoit une liberté qu'ils poussèrent bientôt jusqu'aux excès de la licence, ils se croyoient opprimés, et ne parloient que d'oppresseurs on eût dit que le bruit des fers et des verroux retentissoit sans interruption aux oreilles de ces hommes à qui l'on permettoit tout, et dont les plus violentes incartades, dont les déclamations les plus séditieuses étoient punies tout au plus, et cela fort rarement, de quelques jours d'une prison où, à la liberté près, ils étoient souvent mieux que chez eux; on eût dit que chacun de ces clabaudeurs,

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