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de gâter leurs idées, à force de vouloir les embellir; du reste, le style de Sénèque, haché, saccadé, décousu, semblable, comme le disoit un empereur romain, à du sable sans ciment, diffère beaucoup de la diction liée, harmonieuse, arrondie de Balzac. Cet écrivain est regardé comme le père de la période française; et, en cela, il a rendu un très-grand service à notre langue: heureux, s'il n'avoit pas usé trop amplement des droits de la paternité! Celui de nos auteurs modernes qui paroît lui ressembler le plus, c'est M. Necker: tant il est vrai que les extrêmes se touchent, et que l'enfance et la vieillesse de notre littérature ont eu entre elles une très-grande affinité à la vérité Balzac est supérieur à M. Necker par la netteté des constructions et l'aisance des tournures; son style est aussi moins chargé d'abstractions; mais l'écrivain du dix-septième siècle a, de son côté, des défauts que n'a point celui du dix-huitième. Ce qui établit particulièrement entre eux un air de famille et une sorte de consanguinité, c'est l'apprêt de la diction, égal de part et d'autre, l'emphase, l'appareil, l'éxagération, la tumeur du style.

Le recueil publié par M. de Mersan, à qui nous devons déjà celui des Pensées de Nicole, renferme à peu près tout ce qu'il y a de bon dans Balzac, et ressuscite, en quelque sorte, cet écrivain dans la meilleure partie de lui-même : quelques citations pourront faire voir que M. de Mersan n'a pas eu tort de transporter sur cet auteur les soins qu'il avoit déjà donnés à un écrivain fort supérieur.

« On a aimé l'hon

De l'Amour de la gloire. «<neur, lorsqu'on aimoit les choses honnêtes: Cicéron

<< avoit composé un Traité de la gloire, et Brutus un

«< autre de la vertu. Ils sont tous les deux perdus dans <«<le naufrage des belles-lettres, et je ne vois pas que «< cette perte soit trop regrettée : un livre qui découvri<«<roit le secret de faire de l'or, ou qui apprendroit à <«< trouver les trésors cachés, seroit aujourd'hui plus cu<«<rieusement recherché que tout ce qui a jamais été écrit << de la gloire et de la vertu. »

Des Philosophes. - « C'est une des propriétés de «< la science d'enfler ceux qu'elle remplit. Qui ne se << souvient pas d'avoir lu cette définition du philosophe

dans les livres des Saints Pères: Le philosophe est un « animal de gloire; le philosophe est le plus vain et « le plus superbe des animaux?

-

De la Pudeur. « Il y a je ne sais quoi de sévère « aussi-bien que de doux dans la modestie, qui est « même respecté par l'insolence: cette honnête honte, <«< qui fleurit sur le front des vierges, est un rempart et « une défense suffisante contre l'audace des plus effron«<tés; et quand on la voit luire dans les regards d'une <«< femme, il n'y a point de licence qui n'en soit éblouie, <«< et qui ose passer outre. »

Sur Diogène le cynique. - « Si je n'étois Alexan«dre, je voudrois étre Diogène: on a trouvé ce mot «< admirable; et moi, je le trouve extrêmement mau« vais; car, dans la vérité de la chose, qu'est-ce que << d'être Diogène? Je vais le dire, en traduisant le texte « grec, sans aucune addition de ma part: étre Diogène, « c'est violer les coutumes et les lois reçues ; c'est n'a«< voir ni pudeur, ni honnêteté; c'est ne connoître ni << parent, ni hôte, ni ami; c'est ou japper ou mordre << toujours; c'est offenser les yeux du peuple par des << actions sales, par des actions pour lesquelles il ne doit

<< point y avoir d'assez grand secret ni d'assez profonde << solitude. Voilà ce que c'est que d'être Diogène, et ce « qu'Alexandre vouloit être, s'il n'eût été Alexandre : <«< il ne pouvoit sortir un plus mauvais mot de la bouche << du disciple d'Aristote. »

De la Providence.

« Ces grandes pièces qui se « jouent sur la terre ont été composées dans le ciel, et <«< c'est souvent un faquin qui en doit être l'Atrée ou « l'Agamemnon : quand la Providence a quelque des<< sein, il n'importe guère de quels instrumens et de <«< quels moyens elle se serve. Entre ses mains tout est <«< foudre, tout est tempête, tout est déluge; tout est « Alexandre ou César. Cette main invisible donne les «< coups que le monde sent: il y a bien je ne sais quelle « hardiesse qui menace, de la part de l'homme, mais la <«< force, qui accable, est toute de Dieu. >>>

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Des Ames privilégiées. · << Il des y a ames qui sont «< d'un ordre supérieur, qui naissent maîtresses et sou<«< veraines des autres ames, qui viennent renouveler le << monde et changer la face de leur siècle. Un âge n'est « souvent remarquable que par un homme, et il y a <«< quelquefois un homme, si regardé dans le monde, << qu'il se peut dire l'objet et la fin des autres hommes. »

M. de Mersan a mis en tête de ce Recueil des Consi

dérations préliminaires qui ajoutent à son prix, et qui forment un véritable ouvrage : c'est un des meilleurs morceaux qui soient sortis de la plume de l'auteur, toujours consacrée à la défense des plus saines maximes de la morale et de la politique, comme à celle des principes du goût et de la vraie littérature.

XXX.

Correspondance littéraire, adressée à son altesse impériale le grand duc de Russie, et à M. le comte André Schowalow, chambellan de l'impératrice Cathérine II, depuis 1774 jusqu'à 1791, par M. de LAHARPE.

S. Ier

24 juin.

LES premiers tomes de cette Correspondance agitèrent violemment la république des lettres, lorsqu'ils parurent, il y a six ans : M. de Laharpe vivoit encore; et l'on crut apercevoir entre les principes qu'il professoit si hautement, et la publication de ces lettres, une sorte de contradiction qu'on n'étoit pas disposé à lui pardonner on disoit que cette Correspondance renfermoit des choses qui ne paroissoient point s'accorder avec le nouveau genre de vie qu'il avoit embrassé; on prétendoit qu'elle étoit écrite d'un style trop mondain, que le vieil homme s'y montroit trop à découvert, et surtout que M. de Laharpe, qui s'étoit fait tant d'ennemis par ses critiques publiques et officielles, n'avoit pas besoin d'attirer sur lui de nouvelles haines, en mettant au jour les secrets de sa sévérité et les confidences de son jugement. Je ne dissimulerai pas que nous adoptâmes alors une partie de ces opinions, et que nous crûmes devoir les exprimer avec quelque force en rendant compte de l'ouvrage. Cependant le livre eut un succès d'autant plus grand, que les reproches mêmes qu'on faisoit à l'auteur

le

étoient plus capables de piquer la curiosité, et que public, toujours plus malin que ceux dont il ne cesse d'accuser la méchanceté, est généralement plus enclin à blâmer la critique qu'à la haïr. C'est une observation de tous les temps, qui devroit engager les auteurs critiqués à se confier un peu moins dans la pitié du public, et leur apprendre que la dérision la plus cruelle se cache souvent sous le masque de l'intérêt et de la sensibilité.

Les deux volumes qui viennent de paroître exciteront moins de trouble, parce que l'auteur n'étant plus, le ressentiment cesse d'avoir un but; parce que les douleurs qu'ils causeront, préparées, en quelque sorte, par l'attente, seront moins vives et crieront moins haut; enfin, parce que la critique étant aujourd'hui rentrée dans la pleine possession de son empire, qu'elle ressaisissoit à peine il y a six ans, ces lettres n'offrent guère que la confirmatiou de tout ce qu'elle a dit depuis cette époque, et ne présentent de nouveau, en matière de goût, que l'autorité d'un grand littérateur, qui d'avance avoit sanctionné les jugemens qu'elle prononce tous les jours, et que tous les jours on voudroit lui reprocher ceux qui les liront ne sauroient s'empêcher de reconnoître que M. de Laharpe, de quelque manière que les circonstances aient pu quelquefois modifier les opinions littéraires qu'il publioit, pensoit au fond, et parloit en secret de cette foule d'auteurs vivans qui se plaignent avec tant d'amertume de l'injustice de leurs contemporains, comme en pensent et comme en parlent aujourd'hui les critiques les plus vrais, les plus accrédités, et par conséquent les plus exposés à toutes les accusations de l'amour-propre au désespoir, et de la haine en délire.

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