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à répandre des ténèbres sur son style, n'écrit pas, si j'ose le dire, en français: on peut vanter la nouveauté de ses vues, la subtilité de ses idées; mais les plus graves autorités littéraires elles-mêmes prendront en vain la défense de son style; elles ne parviendront pas à le faire goûter :

Sans la langue, en un mot, l'auteur le plus divin,
Est toujours, quoi qu'il fasse, un méchant écrivain.

La versification de l'auteur de la Henriade est en général, pure, facile, claire et brillante; mais parmi tant de perfections qui l'embellissent, et qui effacent par leur éclat les ombres qui la déparent, elle a un défaut assez sensible: elle manque d'un certain artifice qui distingue le style des grands poëtes du siècle de Louis XIV: on a reproché avec raison à Voltaire de ne pas connoître la période poétique; ses vers sont trop détachés trop isolés; ils sont tous coupés d'une manière uniforme; ils manquent de facture et de variété : on ne trouve presque pas dans cet écrivain de ces heureuses combinaisons que Racine et Boileau ont si bien connues; son style n'offre presque jamais de ces suspensions artistement ménagées qui rompent la monotonie du vers héroïque, taxé d'ennui par le législateur de la poésie française ; il ne présente presque jamais de ces variétés d'harmonie qui surprennent et délassent agréablement l'oreille fatiguée du retour perpétuel de la même mesure, et de la similitude des hémistiches. Je sais que ces reproches ont été faits à Voltaire par des écrivains qui ont eu presque toujours raison, et qui n'ont presque jamais eu d'autorité : écrasés par la puissance de la faction philosophique, la solidité de leurs principes

et la force de leurs raisonnemens étoient pour eux d'inutiles appuis; mais on l'écoute aujourd'hui cette voix imposante de la critique, qui fut si long-temps étouffée par les préjugés à la mode; et les disciples de Voltaire eux-mêmes, quand ils sont de bonne foi, conviennent que si l'on n'a pas toujours rendu une justice entière aux qualités de ce grand écrivain, on a du moins toujours été juste dans la censure de ses défauts.

M. d'Alembert a dit, dans un style ridicule, qu'en lisant les vers de Boileau, on sentoit et on concluoit le travail; qu'en lisant ceux de Racine, on le sentoit sans le conclure; et qu'enfin en lisant ceux de Voltaire, on ne le sentoit ni on ne le concluoit : il croyoit faire un grand éloge de la poésie de ce dernier écrivain; mais par le fait, cet éloge étoit une véritable critique: quelque talent que l'on ait, on ne fait de bons vers qu'en les travaillant beaucoup; c'est surtout ce défaut d'application, d'exactitude et de soin qui nuisit aux heureux dons que la nature avoit prodigués à l'auteur de la Henriade. Si l'on ne sent pas le travail dans ses vers, on s'aperçoit aussi trop souvent qu'ils sont foibles, languissans, prosaïques et monotones. Le naturel et la facilité n'ont tout leur prix que lorsqu'ils viennent à la suite des qualités qui sont les fruits du travail : le naturel n'est que trivialité; la facilité n'est que platitude, quand ils sont dénués d'art. Ce naturel, ou plutôt cette négligence expéditive du style de Voltaire, a séduit quelques gens de lettres, au point de les faire tomber dans des erreurs indignes de leur goût et de leur réputation : ils prétendent que l'abandon de la manière de Voltaire convient mieux au style tragique que la précision soignée et l'élégance travaillée et soutenue

de celle de Racine. Il est vrai que Voltaire a quelquefois des vers jetés avec beaucoup de bonheur dans la rapidité du dialogue; mais peut-on comparer quelques éciairs fugitifs d'un talent heureux et brillant, avec l'éclat toujours égal, et la perfection continue du plus accompli de nos poëtes.

Le choix du sujet est une des causes qui ont le plus concouru au succès de la Henriade: le nom de Henri IV devoit attirer sur ce poëme toute la faveur et toute la bienveillance des coeurs français: le meilleur de nos princes, et l'aïeul du plus grand de nos rois, le bon Henri, le vainqueur de la ligue, et l'amant de Gabrielle; ce père des peuples, ce chevalier valeureux et tendre, qui sut vaincre et pardonner; ce grand homme qui prépara les merveilles des règnes suivans, et dont les foiblesses même trouvent leur excuse dans les qualités admirables dont elles ne furent que des excès, ne pouvoit manquer de répandre l'intérêt le plus vif sur l'ouvrage où l'on essayoit de reproduire, avec l'enchantement de la poésie, les événemens à jamais mémorables par lesquels il fut conduit à la possession d'un trône, dont l'héritage lui étoit contesté au mépris des droits les moins équivoques. Voltaire avoit parfaitement senti que c'étoit dans l'histoire des temps modernes qu'il devoit chercher le sujet de ses chants, et un poëte français n'en pouvoit pas choisir un plus heureux : quelque muse, un jour, pourra célébrer d'autres merveilles, dont la postérité nous enviera le spectacle aujourd'hui présent à nos yeux; mais j'ose assurer qu'un poëte qui cherchera l'inspiration épique dans des scènes étrangères aux nations modernes de l'Europe et aux grands intérêts de la chrétienté, dût-il nous retracer

les événemens les plus brillans de l'Histoire grecque ou de l'Histoire romaine, pourra composer de beaux mais n'obtiendra jamais cette sorte d'intérêt qui seule est capable de faire vivre un ouvrage de ce genre.

vers,

Au reste, les vraies beautés littéraires et le mérite réel de Voltaire auront toujours beaucoup moins de prix aux yeux de bien des gens, que les déclamations ou les plaisanteries philosophiques et anti-religieuses qu'il a répandues dans ses écrits. La Henriade est, sous ce rapport, comme sous le rapport littéraire, un de ses premiers débuts : c'est dans ce poëme qu'il a commencé à manifester cette haine du christianisme et des prêtres, qui depuis fut l'ame de tous ses ouvrages, et, pour ainsi dire, le ressort le plus actif de son génie. Mais ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que le gouvernement ne fut point choqué de cette hardiesse, quand la Henriade parut avec tant d'éclat: on peut dire que le régent, qui étoit alors à la tête de l'administration', étoit assez indifférent à tout ce qui pouvoit intéresser la religion, pour ne pas faire attention à l'effet qu'un tel poëme étoit capable de produire; mais j'ajouterai ici une observation que je ne puis qu'indiquer aujourd'hui, et à laquelle je donnerai peut-être quelque jour plus d'étendue : il semble que l'autorité royale en France, depuis Philippe-le-Bel, et plus particulièrement depuis les débats relatifs à la pragmatique sanction, ait sans cesse lutté tacitement et avec plus ou moins de discrétion, contre l'autorité pontificale; cette lutte, quoique toujours mesurée, parut devenir plus vive encore depuis l'avènement des Bourbons au trône. Les obstacles que la cour de Rome avoit opposés à Henri IV, et la faveur odieuse que cette cour avoit accordée, du temps de la ligue,

aux prétentions injustes de la branche de la maison d'Autriche, régnante en Espagne, laissèrent des ressentimens dans le coeur des descendans de Henri: Louis XIV, à plusieurs reprises, ne craignit pas d'humilier la thiare, et si son règne fut marqué par la révocation de l'édit de Nantes, il le fut aussi par l'affermissement authentique des libertés de l'Eglise gallicane. On toléroit donc, même sous ce règne, tout ce que les écrivains et surtout les poëtes se permettoient contre la cour de Rome et contre les moines, qu'on regardoit comme les principaux soutiens de l'autorité des papes: Boileau, très-dévot et très-courtisan, ne les a point ménagés dans son Lutrin; nul écrivain ne les a peutêtre plus cruellement immolés à la risée publique; et malgré le dernier chant du poëme, qu'on peut regarder comme une espèce de précaution oratoire contre l'effet qui pouvoit résulter de l'ouvrage, il est fort douteux que les religieux, en général, en aient été aussi contens que le public et la cour rien n'étoit assurément moins propre à réjouir les papes et les moines que toutes ces facéties sur le gouvernement ecclésiastique, et que ce vers entre autres si énergique et si sanglant:

Abime tout plutôt, c'est l'esprit de l'Eglise.

Cependant il y a autant de différence, sous ce rapport, entre Boileau et Voltaire, qu'entre la Henriade et le Lutrin: ce dernier poëme n'est qu'une plaisanterie, l'autre est un ouvrage très-sérieux et très-grave; Boileau badine, Voltaire déclame; l'un veut faire rire l'autre cherche à exciter l'indignation: le poëme de Voltaire est sans comparaison le plus dangereux; et l'au

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