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XI.

Éloge de Massillon, par M. BÉLIME.

18 août.

Il me semble que les éloges oratoires les plus difficiles à composer, sont ceux des grands orateurs : il est plus aisé de célébrer un magistrat, un ministre ou un guerrier; on exige moins d'éloquence de celui qui fait le panégyrique d'un homme distingué dans l'art militaire ou dans les fonctions civiles, que du panégyriste d'un homme qui s'est fait un nom par le talent de la parole: ce dernier doit lutter en quelque sorte avec son héros; il donne lieu à une comparaison secrète de son talent avec le talent de l'orateur qu'il entreprend de louer; on veut retrouver dans son discours quelques traits de l'éloquence du grand homme dont il essaie de peindre le mérite. Si l'orateur qu'il célèbre a excellé dans le sublime, on veut qu'il sache retracer dans son style la sublimité du modèle qu'il présente à l'admiration de ses lecteurs; s'il a brillé par la dialectique et le raisonnement, on veut que le panégyriste reproduise ces qualités dans une diction vive, serrée et nerveuse; si l'onction, la persuasion, si la douceur d'un style étendu, harmonieux, élégant, riche et fleuri, le caractérisent, il faut que le panégyriste, par d'heureux développemens, par les ornemens et les grâces de l'élo¬ cution, par l'élégance, la souplesse et la fécondité de son style, rivalise pour ainsi dire avec lui. Le premier de tous les hommages est celui de l'imitation; on n'ho

nore jamais mieux les grands hommes qu'en cherchant à les copier; on ne prouve jamais mieux que l'on sent leur mérite qu'en essayant d'y atteindre. L'orateur qui loueroit Démosthènes d'un style lâche, ou Bossuet d'un style rampant, me paroîtroit aussi incapable d'apprécier leur génie que de célébrer leur éloquence.

L'homme de lettres qui a entrepris de faire l'éloge de Massillon, s'est donc imposé une tâche extrêmement pénible on peut disputer des rangs dans l'éloquence comme dans la poésie; chacun est libre de donner la première place à un poëte ou à un orateur excellent, à Corneille ou à Racine, à Bossuet ou à Massillon; mais, à mes yeux, Massillon est le premier de nos orateurs, comme Racine est le premier de nos poëtes: Massillon est le Cicéron de la France, comme Bossuet en est le Démosthènes : il a des rapports très-frappans avec l'orateur romain; c'est la même facilité, la même abondance, la même harmonie, la même sensibilité, les mêmes qualités et les mêmes défauts; car nul écrivain n'est sans défaut : Bossuet est quelquefois heurté, trivial, subtil, et de mauvais goût. Les anciens ont reproché à Démosthènes la roideur et la monotonie; Cicéron est souvent diffus et prolixe; Massillon est quelquefois redondant; mais il semble que les discours de ces deux derniers orateurs ne leur aient rien coûté : on diroit que leurs productions sont plus spécialement le fruit spontané d'une heureuse et douce inspiration; tout y coule de source avec une merveilleuse abondance; nulle part le travail ne s'y fait sentir; jamais on n'y découvre la moindre trace d'effort. Tous deux sont également féconds dans le développement de leurs pensées et dans l'exposition de leurs moyens, et cette fécondité est telle, qu'elle

feroit le désespoir de quiconque chercheroit à l'égaler, et que les esprits les plus riches, les plus cultivés et les plus abondans, paroissent auprès d'eux secs, pauvres et stériles. Tous les deux ont porté au plus haut point de perfection cette qualité essentielle de l'orateur et du poëte, cette ravissante mélodie du style qui touche et pénètre le cœur en séduisant l'oreille. Sous ce rapport, Massillon est bien supérieur à Fléchier : l'harmonie de l'un est le produit d'un artifice qui paroît trop; ses périodes savamment nombreuses et industrieusement cadencées sont d'un rhéteur; l'autre n'a pas l'air de songer aux effets que peut produire cette partie importante de l'art : il semble que ces accens si doux, dont il nous enchante, ne soient que l'expression nécessaire et l'harmonie naturelle de sa pensée. Enfin Cicéron et Massillon excellent également dans l'art de parler le langage du sentiment : l'éloquence n'a rien de plus tendre et de plus vif à la fois que quelques endroits des discours de l'orateur romain, et la plupart des péroraisons de Massillon sont des chefs-d'œuvre de pathétique: on peut appliquer à l'un et à l'autre ce qui a été dit du premier : Il sait pleurer avec grâce.

L'éloquence a obtenu, par l'organe de ces deux orateurs, des triomphes également glorieux : on sait que Cicéron plaidant devant César pour Ligarius, fit tomber des mains du dictateur ému l'arrêt qui condamnoft son client; Massillon ne produisit pas un effet moins honorable pour l'éloquence, lorsqu'en prononçant son sermon sur le petit nombre des élus, il fut tout à coup interrompu par le mouvement simultané de tout l'auditoire, qui se leva de terreur, frappé de la vive peinture que l'orateur lui présentoit; ou lorsque, prêchant pour la première fois devant Louis XIV et devant la cour la

plus polie de l'univers, il fut également interrompu, dès les premiers mots de son exorde, par un murmure involontaire d'approbation, que ni la majesté du lieu, ni la présence du roi ne purent arrêter. Je ne saurois résister au plaisir de rapporter ici le passage qui ravit ainsi l'admiration d'une cour accoutumée à l'éloquence de Bossuet, de Bourdaloue et de Fléchier: Louis XIV étoit au comble de la prospérité, de la puissance et de la gloire, lorsque le nouvel orateur parut devant lui. Massillon choisit un texte qui ne sembloit guère approprié aux circonstances: Bienheureux ceux qui pleurent, et c'est de ce texte qu'il sut tirer un si grand parti: «Sire, dit-il, si le monde parloit ici à Votre « Majesté, il ne vous diroit point: Bienheureux ceux << qui pleurent; il vous diroit: Heureux un roi dont la

gloire égale la puissance, qui n'a jamais combattu que <«< pour vaincre, qui jouit de l'amour de ses sujets, et de << l'estime de ses ennemis, etc., etc.; mais, Sire, l'Evan<< gile ne parle pas comme le monde, etc.» Assurément l'art oratoire n'a rien de plus vif, de plus noble et de plus délicat que cet exorde; jamais la douceur de l'éloge et la sévérité de l'instruction ne furent plus habilement mêlées ensemble. Mais combien l'auditoire dut se sentir disposé à écouter un orateur qui débutoit si heureusement!

J'ai vu avec peine que M. Bélime ait oublié ce trait; mais ce n'est pas la seule omission qui m'ait frappé en parcourant son ouvrage : il ne me paroît pas avoir envisagé son sujet d'assez haut; il s'est privé de quelques points de vue qui auroient pu rendre son discours plus instructif et plus agréable; j'aurois voulu y trouver des réflexions sur l'importance du ministère de la chaire,

sur cette fonction sublime d'un prédicateur qui parloit devant les rois le langage austère et pur de la vérité; j'aurois aussi désiré qu'il ne se fût pas contenté, dans la première partie de cet éloge, de considérer Massillon comme orateur; il auroit dû faire voir qu'il est aussi un de nos plus grands moralistes: on ne peut lire la plupart de ses sermons sans être frappé de la profondeur de ses idées; nul n'est descendu plus avant dans les abîmes du cœur humain; nul n'a mieux connu le secret des passions, et n'a démêlé avec une adresse plus admirable les ruses dans lesquelles elles s'enveloppent.

Ce genre de mérite est plus brillant, je le sais, dans les écrits d'un philosophe que dans les ouvrages d'un orateur, parce que le philosophe laisse toujours à l'intelligence quelque chose à deviner, qu'il s'exprime d'une manière plus concise et plus rapide, et que ses pensées attachent d'autant plus, que le commentaire en est abandonné à la pénétration du lecteur, tandis que le devoir de l'orateur est de tout expliquer, de tout développer, et plutôt de satisfaire la curiosité de l'esprit que de l'exciter; mais, pour se trouver réuni à l'éloquence, ce mérite n'en est pas moins réel : il falloit dire aux gens du monde, qui regardent tout sermon comme un ouvrage essentiellement vide et ennuyeux, que La Rochefoucault, La Bruyère et Pascal ne sont pas de plus habiles peintres du cœur humain que Massillon; il falloit dire à ceux qui ne regardent ses ouvrages que comme des capucinades bien écrites, qu'on y trouve un bien plus grand nombre de vues philosophiques que dans les écrits de nos prétendus philosophes; il falloit dire aux littérateurs de notre siècle, qui croient que c'est de notre temps qu'on a découvert le secret de fon

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