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neurs. La reine voulut prendre de lui des leçons. Descartes se rendait tous les jours, à cinq heures du matin, dans la bibliothèque de la cour, et Christine employait les premières heures de la journée à l'entendre disserter sur la philosophie. C'est cette obligation qui fut cause de sa mort. Comme il n'était pas accoutumé à un clima. aussi froid que celui de la Suède, il ne put pas supporter ces courses faites tous les jours, de si grand matin. Un jour il sentit qu'il avait été saisi par le froid, et néanmoins il voulut communier dans la chapelle de l'ambassadeur. En rentrant chez lui, il fut attaqué d'une fièvre chaude, et il y succomba le 11 février 1650, âgé de cinquante-trois ans.

Quelques années après, de fervents cartésiens obtinrent que les cendres de Descartes fussent transportées en France, et elles furent déposées solennellement à Paris dans l'église Saint-Étienne du Mont, où elles sont encore. Le P. Lallemand, chancelier de l'Université, devait prononcer son oraison funèbre; mais la cour le lui interdit, à cause des doutes qui s'étaient élevés à cette époque contre l'orthodoxie de Descartes.

Ces doutes n'avaient aucun fondement les théologiens les plus renommés de l'Église catholique ont rendu justice à l'orthodoxie de Descartes. « Descartes, dit Bossuet, a toujours craint d'être noté par l'Église, et il prenoit pour cela des précautions qui alloient 'usqu'à l'excès. » Tous les ouvrages de Descartes sont remplis de protestations de foi et de soumission à l'Église catholique, et nous n'avons aucune raison de supposer que ses déclarations ne fussent pa sincères. Nous avons déjà parlé du pèlerinage qu'il fit à Notre-Dame de Lorette pendant son voyage en Italie, pour accomplir un vœu qu'il avait fait dans sa jeunesse. On voit dans ses lettres que la Bible et la Somme de saint Thomas étaient ses lectures favorites. Nous avons aussi une preuve de la sincérité des croyances religieuses de Descartes dans le témoignage que rendit à cet égard la reine Christine, qui à la fin de sa vie abjura le protestantisme et déclara que c'était dans les entretiens de Descartes qu'elle avait puisé la première semence de sa conver sion.

On inscrivit su: son tombeau l'épitaphe suivante :

D. O. M.

RENATUS DESCARTES

VIR SUPRA TITULOS OMNIUM RETRO PHILOSOPHORUM

NOBILIS GENERE, ARMORICUS GENTE, TURONICUS ORIGINE IN GALLIA FLEXIE STUDUIT

IN PANNONIA MILES MERUIT

IN BATAVIA FHILOSOPHUS DELITUIT

IN SUECIA VOCATUS OCCUBUIT.

TANTI VIRI PRETIOSAS RELIQUIAS

GALLIARUM PERCELEBRIS TUNC LEGATUS, PETRUS CHANUT CHRISTINE, SAPIENTISSIMÆ REGINÆ, SAPIENTIUM AMATRICI INVIDERE NON POTUIT, NEC VINDICARE PATRIÆ

SED QUIBUS LICUIT CUMULATIS HONORIBUS

PEREGRINÆ TERRÆ MANDAVIT INVITUS,

ANNO DOMINI 1650, MENSE FEBRUARIO: ÆTATIS 54.
TANDEM POST SEPTEM ET DECEM ANNOS

IN GRATIAM CHRISTIANISSIMI REGIS

LUDOVICI DECIMI QUARTI

VIRORUM INSIGNIUM CULTORIS ET REMUNERATORIS
PROCURANTE PETRO D'ALIBERT

SEPULCHRI PIO ET AMICO VIOLATORE

PATRIÆ REDDITÆ SUNT,

ET IN ISTO URBIS ET ARTIUM CULMINE POSITÆ,

UT QUI VIVUS APUD EXTEROS OTIUM ET FAMAM QUÆSIERAT MORTUUS APUD SUOS CUM LAUDE QUIESCERE',

SUIS ET EXTERIS IN EXEMPLUM ET DOCUMENTUM FUTURUS. I NUNC VIATOR,

ET DIVINITATIS IMMORTALITATISQUE ANIMÆ

MAXIMUM ET CLARUM ASSERTOREM,

AUT JAM CREDE FELICEM AUT PRECIBUS REDDE.

Les deux passages suivants de l'éloge de Descartes, par Thomas, nous ont paru trop remarquables, malgré l'emphase qui s'y mêle, pour n'être pas joints à cette notice :

«... J'aperçois dans l'univers une espèce de fermentation géné rale. La nature semble être dans un de ces moments où elle fait les plus grands efforts. Tout s'agite. On veut partout remuer les anciennes bornes. On veut étendre la sphère humaine. Vasco de Gama découvre les Indes. Colomb découvre l'Amérique. Cortès e' Pizarre subjuguent des contrées immenses et nouvelles. Magellan cherche les terres australes. Drak fait le tour du monde. L'esprit des découvertes anime toutes les nations. De grands changements dans la politique et les religions ébranlent l'Europe, l'Asie et l'Afrique. Cette secousse se communique aux sciences. L'astronomie renaît dès le quinzième siècle. Copernic rétablit le système de Pythagore et le mouvement de la terre; pas immense fait dans la nature! Ticho-Brahé ajoute aux observations de tous les siècles; il corrige et perfectionne la théorie des planètes, détermine le lieu d'un grand nombre d'étoiles fixes, démontre la région que les comètes occupent dans l'espace. Le nombre des phénomènes connus s'augmente. Le législateur des cieux paraît; Kepler confirme ce qui a été trouvé avant lui, et ouvre la route à des vérités nouvelles; mais il fallait de plus grands secours. Les verres concaves et convexes, inventés par hasard au treizième siècle, sont réunis trois cents ans après et forment le premier télescope. L'horame touche aux extrémités de la création. Galilée fait dans les cieux ce que les grands navigateurs faisaient sur les mers; il aborde à de nouveaux mondes. Les satellites de Jupiter sont connus. Le mouvement de la terre est confirmé par les phases de Vénus. La géométrie est appliquée à la doctrine du mouvement. La force accélératrice dans la chute des corps est mesurée; on découvre la pesanteur de l'air; on entrevoit son élasticité. Bacon fait le dénombrement des connaissances humaines et les juge. Il annonce le besoin de refaire des idées nouvelles et prédit quelque chose de grand pour les siècles à venir. Voilà ce que la nature avait fait pour Descartes avant sa naissance; et comme par la boussole elle avait réuni les parties les plus éloignées du globe, par le télescope, rapproché de la terre les dernières limites des cieux, par l'imprimerie elle avait établi la communication

rapide du mouvement entre les esprits, d'un bont du monde à l'autre.

<< Tout était disposé pour une révolution. Déjà est né celui qui doit faire ce grand changement. Il ne reste à la nature que d'achever son ouvrage et de mûrir Descartes pour le genre humain, comme elle a mûri le genre humain pour lui. Je ne m'arrête point sur son éducation. Dès qu'il s'agit des âmes extraordinaires, il n'en faut point parler. Il y a une éducation pour l'homme vulgaire; il n'y en a point d'autre pour l'homme de génie que celle qu'il se donne à lui-même; elle consiste presque toujours à détruire la première. Descartes, par celle qu'il reçut, jugea son siè cle. Déjà il voit au delà. Déjà il imagine et pressent un nouvel ordre. Tel, de Madrid ou de Gênes, Colomb pressentait l'Amérique.

« ...

J'ai tâché de suivre Descartes dans tous ses ouvrages; j'ai parcouru presque toutes les idées de cet homme extraordinaire; j'en ai développé quelques-unes; j'en ai indiqué d'autres. Il a été aisé de suivre la marche de sa philosophie et d'en saisir l'ensemble. On l'a vu commencer par tout abattre, afin de reconstruire; on l'a vu jeter des fondements profonds, s'assurer de l'évidence et des moyens de la reconnaître, descendre de son âme à tous les êtres créés; attacher à cette cause tous les principes de ses connaissances, simplifier ces principes pour leur donner plus de fécondité et d'étude, car c'est la marche du génie, comme de la nature; appliquer ensuite ces principes à la théorie des planètes, aux mouvements des cieux, aux phénomènes de la terre, à la nature des éléments, aux prodiges des météores, aux effets et à la marche de la lumière, à l'organisation des corps bruts, à la vie active des êtres animés; terminant enfin cette grande course par l'homme, qui était l'objet et le but de ses travaux; développant partout les lois mécaniques qu'il a devinées le premier, descendant toujours des causes aux effets, enchaînant tout par des conséquences nécessaires, joignant quelquefois l'expérience aux spéculations, mais alors même maîtrisant l'expérience par le génie; éclairant la phy.

sique par la géométrie, la géométrie par l'algèbre, l'algèbre par la logique, la médecine par l'anatomie, l'anatomie par les mécaniques; sublime même dans ses tes, méthodique dans ses égarements, utile par ses erreurs, forçant l'admiration et le respect, lors même qu'il ne peut forcer à penser comme lui.

« Si l'on cherche les grands hommes modernes avec qui on peut le comparer, on en trouvera trois : Bacon, Leibniz et Newton. Bacon parcourut toute la surface des connaissances humaines; il jugea les siècles passés et alla au-devant des siècles à venir; mais il indiqua plus de grandes choses qu'il n'en exécuta; il construisit l'échafaud d'un édifice immense, et laissa à d'autres le soin de construire l'édifice. Leibniz fut tout ce qu'il voulut être; il porta dans la philosophie une grande hauteur d'intelligence; mais il ne traita la science de la nature que par lambeaux, et ses systèmes métaphysiques semblent plus faits pour étonner et accabler l'homme que pour l'éclairer. Newton a créé une optique nouvelle et démontré les rapports de la gravitation dans les cieux. Je ne prétends point ici diminuer la gloire de ce grand homme; mais je remarque seulement tous les secours qu'il a eus pour ces grandes découvertes. Je vois que Galilée lui avait donné la théorie de la pesanteur; Kepler, les lois des astres dans leurs révolutions; Huyghens, la combinaison et les rapports des forces centrales et des forces centrifuges; Bacon, le grand principe de remonter des phénomènes vers les causes; Descartes, sa méthode pour le raisonnement, son analyse pour la géométrie, une foule innombrable de connaissances pour la physique, et, plus que cela peut-être, la destruction de tous les préjugés. La gloire de Newton a donc été de profiter de tous ces avantages, de rassembler toutes ces forces étrangères, d'y joindre les siennes propres, qui étaient immenses, et de les enchaîner toutes par les calculs d'une géométrie aussi sublime que profonde. Si maintenant je rapproche Des cartes de ces trois hommes célèbres, j'oserai dire qu'il avait des vues aussi nouvelles et bien plus étendues que Bacon; qu'il a eu 'éclat et l'immensité du génie de Leibniz, mais bien plus de con„istance et de réalité dans sa grandeur; qu'enfin il a mérité d'être

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