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Je ne sais avec certitude que je les ai tous compris dans mon énumération et distingués les uns des autres; mais si par le même moyen je veux montrer que l'âme raisonnable n'est pas corporelle, il ne sera pas besoin que l'énumération soit complète; mais il suffira de réunir tous les corps sous quelques catégories, de manière à prouver que l'âme raisonnable ne peut se rapporter à aucune d'elles. Si enfin je veux montrer par énumération que la surface d'un cercle est plus grande que celle de toutes les autres figures dont le périmètre est égal, il n'est pas besoin de passer en revue toutes les figures, mais il suffit de démontrer cela de quelques-unes en particulier pour conclure de même, par induction, à l'égard de toutes les autres.

J'ai ajouté que l'énumération doit être méthodique, non-seulement parce qu'il n'est pas de meilleur préservatif contre les défauts déjà énoncés que de tout examiner avec ordre, mais encore parce qu'il arrive souvent que s'il fallait étudier séparément chacune des choses qui ont rapport au but que nous nous proposons, la vie d'aucun homme n'y suffiroit, soit parce qu'elles sont trop nombreuses, soit parce que les mêmes reviendroient souvent sous nos yeux. Mais si nous disposons toutes ces choses en bon ordre, afin que le plus souvent elles soient ramenées à des classes fixes, il suffira d'examiner exactement une seule de ces classes, ou quelque chose de toutes, ou les unes plutôt que les autres, et du moins nous ne parcourrons jamais deux fois la même chose inutilement. Cette méthode est d'un tel secours qu'elle nous fait parcourir sans peine et en peu de temps un grand nombre d'études qui, au premier abord, nous paroissoient immenses.

Mais l'ordre à suivre dans l'énumération peut très-souvent varier et dépend de la volonté de chacun; aussi, pour qu'il soit le meilleur possible, il faut se rappeler ce qui a été dit dans la cinquième proposition. Il y a de même dans les moindres sciences beaucoup de questions dont la solution dépend tout en. tière de l'ordre que nous prescrivons. Ainsi, veut-on faire une anagramme parfaite en transposant les lettres d'un nom quel

conque, il n'est pas besoin de passer des choses les plus faciles aux plus difficiles, ni de distinguer l'absolu du relatif : ce n'est point ici le lieu d'appliquer ces principes; pour examiner les transpositions des lettres, il suffira de se tracer un ordre tel que jamais on ne revienne sur la même, comme, par exemple, de les distribuer en classes fixes, de manière à voir aussitôt dans laquelle il y a le plus d'espoir de trouver ce qu'on cherche. De la sorte, en effet, souvent le travail ne sera pas long, il ue scra que puéril.

Au reste, il ne faut pas séparer ces trois dernières propositions, parce que le plus souvent on doit réfléchir à toutes à la fois et qu'elles concourent toutes pareillement à la perfection de la méthode. Peu importoit laquelle nous enseiguerions la première; et nous les expliquons ici en peu de mots parce que dans le reste de ce traité nous n'aurons presque rien autre chose à faire, et que nous démontrerons en particulier ce que nous venons d'exposer ici en général.

RÈGLE VIII

Si dans la série des choses à examiner il s'en rencontre quelqu'une que notre intelligence ne puisse assez bien comprendre, il faut s'arrêter là et ne pas examiner celles qui suivent, mais s'abstenir d'un travail superflu.

Les trois règles précédentes prescrivent l'ordre et l'expliquent; celle-ci montre quand il est absolument nécessaire et quand il est seulement utile; car tout ce qui constitue un degré entier dans la série qui mène du relatif à l'absolu, ou de l'absolu au relatif, doit nécessairement être examiné avant les choses qui suivent. Mais si, comme il arrive souvent, beaucoup de choses appartiennent au même degré, il est toujours utile de les parcourir toutes par ordre. Cependant nous ne sommes pas forcés de suivre cette règle strictement et rigoureusement, et le plus souvent, bien que nous ne connoissions pas à fond toutes ces choses, mais seulement un petit nombre ou même une seule, nous pouvons néanmoins passer outre.

Cette règle découle nécessairement des raisons apportées pour la seconde; cependant il ne faut pas croire qu'elle ne contient rien de nouveau pour faire avancer la science, quoiqu'elle paroisse seulement nous dissuader d'appliquer à certaines choses l'énumération méthodique et n'exposer aucune vérité, puisqu'elle n'enseigne aux étudiants qu'à ne pas perdre leurs soins, et qu'elle emploie à peu près les mêmes raisons que la règle deuxième. Elle montre à ceux qui connoissent parfaitement les sept règles précédentes, par quel moyen ils peuvent, dans l'étude d'une science quelconque, satisfaire eux-mêmes leur esprit au point de n'avoir plus rien à désirer. Car tout homme qui dans la solution de quelque difficulté aura rigoureusement observé les premières règles, et quelque part cependant recevra de cette. dernière l'ordre de s'arrêter, connoîtra alors avec certitude qu'il ne peut arriver par aucun moyen à la science qu'il cherche, et cela non par la faute de son esprit, mais parce que la nature même de la difficulté ou la condition humaine s'y oppose. Or, cette connoissance n'est pas une science moindre que celle qui nous montre la nature même des choses, et l'on ne paroîtroit pas d'un esprit sensé si l'on poussoit plus loin la curiosité.

Éclaircissons tout cela par un ou deux exemples. Si un homme qui ne s'occupe que de mathématiques cherche cette ligne qu'en dioptrique on appelle anaclastique, ligne dans laquelle les rayons parallèles se réfractent de manière que tous après la réfraction s'intersectent en un seul point, il s'apercevra facilement d'après les règles cinquième et sixième que la détermination de cette. ligne dépend du rapport qui existe entre les angles de réfraction et les angles d'incidence; mais comme il ne sera pas capable de faire cette recherche, qui regarde la physique et non les mathé matiques, il devra s'arrêter sur le seuil, et rien ne lui servira de demander aux philosophes ou à l'expérience la solution de cette difficulté; car il pécheroit contre la troisième règle. De plus, cette proposition est composée et relative; or, ce n'est que sur les choses simples et absolues qu'on peut en croire l'expérience, comme nous le démontrerons en son lieu. En vain encore sup

posera-t-il entre les angles dont il s'agit quelque rapport qu'il soupçonnera être le véritable; car alors ce ne seroit plus l'anaclastique qu'il chercheroit, mais seulement la ligne qui pourroit rendre compte de sa supposition.

Mais si un homme qui ne s'occupe pas seulement de mathématiques, et qui désire connoître, d'après la première règle, la vérité sur tout ce qu'il rencontre, vient à tomber sur la même difficulté, il ira plus loin et trouvera que le rapport entre les angles d'incidence et les angles de réfraction dépend du changement apporté dans la grandeur respective de ces angles par la différence des milieux; que ce changement à son tour dépend du milieu parce que le rayon traverse la totalité du corps diaphane; que la connoissance de la propriété de pénétrer un corps suppose connue la nature de l'action de la lumière, et qu'eufin, pour comprendre l'action de la lumière, il faut savoir ce que c'est en général qu'une puissance naturelle, dernier terme et le plus absolu dans toute cette série de questions. Lors donc que par l'intuition il aura clairement vu ces propositions, il repassera par les mêmes degrés, selon la règle cinquième, et si au second degré il ne peut découvrir tout d'abord la nature de l'action de la lumière, il énumérera par la règle septième toutes les autres puissances naturelles, afin que de la connoissance de quelqu'une d'entre elles il puisse au moins déduire par analogie la connoissance de celle qu'il ignore. Cela fait, il cherchera de quelle manière le rayon traverse la totalité du corps diaphane, et il poursuivra ainsi par ordre l'examen des autres propositions Jusqu'à ce qu'il arrive enfin à l'anaclastique même cherchée en vain jusqu'à ce jour par beaucoup de philosophes; et cependant. je ne vois rien qui puisse empêcher celui qui se serviroit parfaitement de notre méthode de découvrir cette ligne.

Mais donnons l'exemple le plus noble de tous. Si quelqu'un se propose cette question, d'examiner toutes les vérités à la connoissance desquelles la raison humaine suffit, examen que doivent faire, ce me semble, une fois dans leur vie, tous ceux qui veulent sérieusement arriver à la sagesse, il trouvera certaine

ment, à l'aide des règles que j'ai données, qu'on ne peut rien. connoître avant de connoître l'intelligence, puisque la connoissance de toutes les choses dépend d'elle, et non pas elle de cette connoissance; puis, après avoir examiné tout ce qui vient immédiatement après la connoissance de l'intelligence pure, il énumérera tous les autres moyens de connoître que nous possédons outre l'intelligence; et il trouvera qu'il n'y en a que deux, l'imagination et les sens. Il emploiera donc tous ses soins à distinguer et à examiner ces trois moyens de connoître, et voyant que la vérité et l'erreur, à proprement parler, ne peuvent être que dans l'intelligence, mais que souvent elles ne tirent leur origine que de l'imagination des sens, il s'appliquera soigneusement à connoître toutes les choses qui peuvent l'égarer afin de s'en garder, et il comptera exactement toutes les voies qui sont ouvertes à l'homme vers la vérité afin de suivre la bonne. Car elles ne sont pas si nombreuses qu'il ne les trouve facilement toutes par une énumération suffisante; et ce qui paroîtra étonnant et incroyable à ceux qui n'en ont pas fait l'expérience, aussitôt qu'il aura distingué les connoissances qui ne font que remplir ou orner la mémoire d'avec celle qui constitue le vrai savant, distinction facile à faire (il y a ici une lacune)... il restera pleinement convaincu que s'il ignore quelque chose, ce n'est faute ni d'esprit ni de capacité, et qu'un autre ne peut rien savoir qu'il ne soit lui-même capable de connoître, pourvu qu'il y applique convenablement son intelligence. Et, bien que souvent on puisse lui proposer beaucoup de questions dont notre règle lui interdise de chercher la solution, cependant il comprendra clairement qu'elles dépassent la portée de l'esprit humain; il ne se croira pas pour cela plus ignorant, mais la certitude même qu'il aura que nul ne peut rien savoir de la question proposée satisfera largement sa curiosité, s'il est raisonnable.

Or, pour ne pas être toujours incertain sur ce que peut notre esprit, et de peur qu'il ne se fatigue mal à propos et inutilement, il faut une fois dans sa vie, avant d'aborder l'étude de chaque chose en particulier, avoir cherché soigneusement quelles

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