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M. Cousin traduit:

Mais si un homme, sachant autre chose que les mathémati◄ ques, désireux de connaître, d'après la règle première, la vérité sur tout ce qui se présente à lui, vient à rencontrer la même difficulté, il ira plus loin et trouvera que le rapport entre les angles d'incidence et les angles de réfraction dépend de leur changement, à cause de la variété des milieux; que ce changement, à son tour, dépend du milieu, parce que le rayon pénètre dans la totalité du corps diaphane; il verra que cette propriété de pénétrer ainsi un corps suppose connue la nature de la lumière; qu'enfin, pour connaître la nature de la lumière, il faut savoir ce qu'est en général une puissance naturelle.

Et nous:

Mais si un homme qui ne s'occupe pas seulement de mathématiques, et qui désire connaître, d'après la première règle, la vérité sur tout ce qu'il rencontre, vient à tomber sur la même difficulté, il ira plus loin, et trouvera que le rapport entre les angles d'incidence et les angles de réfraction dépend du changement apporté dans la grandeur respective de ces angles par la différence des milieux; que ce changement, à son tour, dépend du milieu, parce que le rayon traverse la totalité du corps diaphane; que la connaissance de la propriété de pénétrer un corps suppose connue la nature de l'action de la lumière, et qu'enfin, pour comprendre l'action de la lumière, il faut savoir ce que c'est en général qu'une puissance naturelle.

Nous pourrions citer beaucoup d'autres exemples semblables; mais, outre que l'énumération en deviendrait fastidieuse, il nous semble que ceux dont nous nous appuyons suffisent pour donner une idée de notre travail.

En résumé donc, tout en reconnaissant hautement le mérite de la traduction de M. Cousin, tout en déclarant qu'elle est souvent digne du philosophe dont elle est l'interprète, nous n'avons pas hésité à publier la nôtre, parce qu'elle peut porter la lumière sur un assez grand nombre de points encore obscurs.

Il ne nous reste qu'à nous excuser auprès de nos lecteurs

d'avoir mutilé la pensée du grand philosophe en la leur présenlant par lambeaux et au point de vue de la grammaire. Espérons qu'ils auront bientôt oublié cette dissertation aride en parcourant les premières pages des deux traités qui suivent, compléments admirables, mais inachevés, de l'œuvre puissante du réformateur de la philosophie.

RÈGLE PREMIÈRE

Diriger l'esprit de manière qu'il porte des jugements solides et vrais sur tous les objets qui se présentent, tel doit être le but des études.

Les hommes ont l'habitude, toutes les fois qu'ils reconnoissent quelque ressemblance entre deux choses, de leur appliquer à toutes les deux, même dans le point où elles diffèrent, ce qu'ils ont trouvé vrai de l'une d'elles. Ainsi ils comparent, à tort, les sciences, qui consistent entièrement dans le travail de l'esprit, avec les arts, qui demandent un certain usage et une certaine disposition du corps; et voyant que le même homme ne peut apprendre à la fois tous les arts, mais que celui qui n'en cultive qu'un seul devient plus facilement un grand artiste ou un excellent artisan, parce que les mêmes mains sont moins aisément propres à labourer la terre et à toucher de la lyre, ou à exercer à la fois plusieurs autres arts différents, qu'à en exercer un seul, ils croient qu'il en est de même des sciences, et, les distinguant l'une de l'autre selon la diversité de l'objet dont chacune d'elles s'occupe, ils pensent qu'il faut les étudier chacune à part, omission faite de toutes les autres. En quoi certes ils ont grand tort; car, puisque toutes les sciences réunies ne sont rien autre chose que l'intelligence humaine, qui reste toujours une, toujours la même, si variés que soient les sujets auxquels elle s'applique, et qui n'en reçoit pas plus de changements que n'en apporte à la lumière du soleil la variété des objets qu'elle éclaira.

il n'est pas besoin d'imposer aucune limite à l'esprit humain; en effet, si l'exercice d'un art nous empêche d'en apprendre un autre, il n'en est pas ainsi dans les sciences: la connoissance d'une vérité nous aide à en découvrir une autre, bien loin de nous faire obstacie. Et certes il me semble étonnant que la plupart des hommes étudient avec le plus grand soin les propriétés des plantes, les mouvements des astres, les transmutations des métaux et autres matières semblables, tandis qu'à peine un petit nombre s'occupe de l'intelligence ou de cette science universelle dont nou parlons; et cependant toutes les autres études ont du prix moins par elles-mêmes que parce qu'elles sont de quelque utilité pour la précédente. Ce n'est donc pas sans raison que nous posons cette règle en tête de toutes les autres, parce que rien ne nous écarte plus du droit chemin qui mène à la vérité que de diriger nos études, non vers cette fin générale, mais vers des buts particuliers. Je ne parle pas des buts mauvais et condamnables, comme la vaine gloire ou un gain honteux; car il est évident que l'imposture et les ruses propres aux esprits vulgaires y conduisent par un chemin beaucoup plus court que ne sauroit le faire la connoissance solide de la vérité. Mais je veux parler des buts honnêtes et louables, parce que souvent ils nous égarent à notre insu; comme, par exemple, lorsque nous voulons acquérir les sciences utiles, soit à cause des avantages qu'on en retire dans cette vie, soit à cause du plaisir qu'on trouve dans la contemplation du vrai, sorte de plaisir qui dans ce monde est presque la seule félicité que ne vienne troubler aucune douleur. Car voilà des fruits légitimes que nous pouvons nous promettre de la culture des sciences; mais si, dans le cours de nos études nous pensons trop à ces deux objets, ils nous font souvent omettre beaucoup de choses nécessaires à la connoissance des autres, parce qu'au premier abord ces choses nous paroissent ou de peu d'utilité ou de peu d'intérêt. Ce dont il faut se perEuader, c'est que toutes les sciences sont tellement liées ensemble qu'il est bien plus facile de les apprendre toutes à la fois que d'en apprendre une seule en la détachant des autres. Si

donc quelqu'un veut rechercher sérieusement la vérité, il ne doit pas s'appliquer à une seule science, car elles se tiennent toutes et dépendent les unes des autres; il ne doit songer qu'à augmenter les lumières naturelles de sa raison, non pour résoudre telle ou telle difficulté de l'école, mais pour que dans chaque circonstance de la vie son intelligence montre d'avance à sa volonté le parti qu'elle doit prendre. Il verra qu'en peu de temps il aura fait des progrès merveilleux et bien supérieurs à ceux des hommes qui s'appliquent à des études spéciales, et que s'il n'a pas obtenu les résultats qu'ils veulent atteindre, il a touché un but plus élevé, auquel les hommes spéciaux ne peuvent prétendre.

RÈGLE II

Il faut nous occuper seulement des objets dont notre esprit paroit capable d'acquérir une connoissance certaine et indubitable.

Toute science est une connoissance certaine et évidente; l'homme qui doute beaucoup n'est pas plus savant que celui qui n'a jamais pensé; et même je le regarde comme moins savant s'il s'est formé de fausses idées sur certaines choses. Il vaut done mieux ne jamais étudier que de s'occuper d'objets tellement difficiles que, ne pouvant distinguer le vrai du faux, on soit obligé d'admettre pour certain ce qui est douteux, puisque dans cette étude on doit moins espérer d'augmenter sa science que craindre de la diminuer. Nous rejetons donc, par cette règle, toutes les connoissances qui ne sont que probables, et nous posons en principe qu'on ne doit se fier qu'à celles qui sont certaines et dont on ne peut douter. Les savants se persuadent peut-être que ces connoissances sont fort rares, et cela parce que, suivant un travers commun à l'esprit commun, ils les ont négligées, comme trop faciles et à la portée de tout le monde. Cependant nous les avertissons qu'elles sont en bien plus grand nombre qu'ils ne le pensent, et qu'elles suffisent pour démontrer solidement une foule de propositions sur lesquelles ils n'ont pu jusqu'à présent émettre que des

opinions probables, opinions que bientôt, pensant qu'il étoit indigne d'un savant d'avouer qu'il ignore quelque chose, ils se sont habitués à parer de fausses raisons, si bien qu'ils ont fini par se les persuader à eux-mêmes, et qu'ils les ont données pour vraies.

Mais si nous observons fidèlement cette règle, il y aura bien pen de choses à l'étude desquelles nous ne puissions nous livrer; ar à peine, dans les sciences, est-il une seule question qui n'ait souvent divisé les hommes d'esprit. Or, toutes les fois que deux hommes sont d'un avis contraire sur la même chose, à coup sûr, l'un ou l'autre se trompe; bien plus, aucun ne semble posséder la vérité; car si les raisons de l'un étoient certaines et évidentes, il pourroit les exposer à l'autre de telle manière qu'il finiroit par le convaincre également. 11 ne me paroît donc pas que nous puissions acquérir la connoissance complète de toutes les choses sur lesquelles on n'a que des opinions probables, parce que nous ne pouvons sans présomption espérer de nous-mêmes plus que les autres n'ont fait; si donc notre calcul est exact, il ne reste de toutes les sciences déjà connues que l'arithmétique et la géométrie à l'étude desquelles nous ramène l'observation de cette règle.

Toutefois nous ne condamnons pas la manière dont on a philosophé jusqu'à présent, ni l'emploi des syllogismes probables, armes très-propres aux combats qui se livrent dans les écoles; en effet, ils exercent l'intelligence des jeunes gens et les aiguillonnent par l'émulation; or, il vaut beaucoup mieux les former au moyen de pareilles opinions, bien qu'évidemment elles soient incertaines, puisqu'elles ont été controversées entre les savants, que de les abandonner entièrement à eux-mêmes; car peut-être, sans guide, tomberaient-ils dans des abîmes. Mais tant qu'ils marchent sur les traces qu'on leur a marquées, bien qu'ils s'écartent quelquefois de la vérité, encore est-il qu'ils suivent une route plus sûre, en ce sens qu'elle a été déjà explorée par des hommes plus habiles. Nous-mêmes nous nous réjouissons d'avoir aussi été élevés de la sorte dans les écoles. Mais maintenant que

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