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mis à côté de Newton, parce qu'il a créé une partie de Newton, et qu'il n'a été créé que par lui-mêïne; parce que, si l'un a découvert plus de vérités, l'autre a ouvert la route de toutes les vérités ; géomètre aussi sublime, quoiqu'il n'ait point fait un aussi grand usage de la géométrie; plus original par son génie, quoique te génie l'ait souvent trompé; plus universel dans ses connaissances, comme dans ses talents, quoique moins sage et moins assuré dans sa marche; ayant peut-être en étendue ce que Newton avait en profondeur; fait pour concevoir en grand, mais peu fait pour suivre les détails, tandis que Newton donnait aux plus petits détails l'empreinte du génie; moins admirable sans doute pour la connaissance des cieux, mais bien plus utile pour le genre humain par sa grande influence sur les esprits et sur les siècles. >>

Il est aisé de compter les hommes qui n'ont pensé d'après personne, et qui ont fait penser d'après eux le genre humain. Seuls et la tète levée, on les voit marcher sur les hauteurs; tout le reste des philosophes suit comme un troupeau. N'est-ce pas la lâcheté d'esprit qu'il faut accuser d'avoir prolongé l'enfance du monde et des sciences? Adorateurs stupides de l'antiquité, les philosophes ont rampé durant vingt siècles sur les traces des premiers maitres. La raison condamnée au silence faisait parler l'autorité : aussi rien ne s'éclaircissait dans l'univers; et l'esprit humain, après s'être traîné mille ans sur les vestiges d'Aristote, se trouvait encore aussi loin de la vérité.

DE LA RÉVOLUTION OPÉRÉE DANS LA PHILOSOPHIE PAR DESCARTES

Enfin parut en France un génie puissant et hardi, qui entreprit de secouer le joug du prince de l'école. Cet homme nouveau vint dire aux autres hommes que, pour être philosophe, il ne suffisait pas de croire, mais qu'il fallait penser. A cette parole toutes les écoles se troublèrent; une vieille maxime régnait encore: Ipse dixit, le Maître l'a dit. Cette maxime d'esclave irrita tous les philosophes contre le père de la philosophie pensante; elle le persécuta comme novateur et impie, le chassa de royaume en royaume, et l'on vit Descartes s'enfuir, emportant avec lui la vérité, qui, par malheur, ne pouvait être ancienne en naissant. Cependant, malgré les cris et la fureur de l'ignorance, il refusa toujours de jurer que les anciens fussent la raison souveraine; il prouva même que ses persécuteurs ne savaient rien, et qu'ils devaient désapprendre ce qu'ils croyaient savoir. Disciple de la lumière, au lieu d'interroger les morts et les dieux de l'école, il ne consulta que les idées claires et distinctes, la nature et l'évidence. Par ses méditations profondes, il tira toutes les sciences du chaos; et, par un coup de génie plus grand encore, il montra le secours mutuel qu'elles devaient se prêter; il les enchaîna toutes ensemble, les éleva les unes sur les autres; et, se plaçant ensuite sur cette hauteur, il marcha, avec toutes les forces de l'esprit humain ainsi rassemblées, à la découverte de ces grandes vérités que d'autres, plus heureux, sont venus enlever après lui, mais en suivant les sentiers de lumière que Descartes avait tracés.

Ce fut donc le courage et la fierté d'un seul esprit qui causèrent dans les sciences cette heureuse et mémorable révolution dont nous goûtons aujourd'hui les avantages avec une superbe ingratitude. Il fallait aux sciences un homme qui osât conjurer tout

seul avec son génie contre les anciens tyrans de la raison, qui osât fouler aux pieds ces idoles que tant de siècles avaient adorées. Descartes se trouvait enfermé dans le labyrinthe avec tous les autres philosophes; mais il se fit lui-même des ailes, et il s'envola, frayant ainsi une route nouvelle à la raison captive'.

Le P. GUENARD, jésuite.

Discours couronné à l'Académie française, en 1755.

1. Lire et consulter sur Descartes sa Vie par Baillet; son Éloge par Thomas, les courtes et simples réflexions de La Harpe, dans son Cours de littérature; M. Cousin, dans ses Leçons de philosophie et sa belle édition des OEuvres com plètes de Descartes; M. Nisard, dans son Ilistoire de la littérature françaiss; MM. Jules Simon, Saisset, Ad. Franck, etc., etc.

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DISCOURS

DE LA MÉTHODE

POUR BIEN CONDUIRE SA RAISON

IT CHERCHER LA VÉRITÉ DANS LES SCIENCES 1

:

Si ce discours semble trop long pour être lu en une fois, on le pourra distinguer en six parties et en la première on trouvera diverses considérations touchant les sciences; en la seconde, les principales règles de la méthode que l'auteur a cherchée; en la troisième, quelques-unes de celles de la morale qu'il a tirée de cette méthode; en la quatrième, les raisons par lesquelles il prouve l'existence de Dieu et de l'âme humaine, qui sont les fondements de sa métaphysique; en la cinquième, l'ordre des questions de physique qu'il a cherchées, et particulièrement l'explication du mouvement du cœur et de quelques autres difficultés qui appartiennent à la médecine, puis aussi la différence qui est entre notre âme et celle des bêtes; et en la dernière, quelles choses il croit être requises pour aller plus avant en la recherche de la nature qu'il n'a été, et quelles raisons l'ont fait écrire,

PREMIÈRE PARTIE

Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée, car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont. En quoi il n'est pas vraisemblable que tous se trompent; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la

1. Le Discours de la Méthode parut écrit en français par Descartes, pour a première fois à Leyte, 1687, in 4'.

raison, est naturellement égale en tous les hommes; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s'ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent et qui s'en éloignent.

Pour moi, je n'ai jamais présumé que mon esprit fût en rien plus parfait que ceux du commun: même j'ai souvent souhaité d'avoir la pensée aussi prompte, ou l'imagination aussi nette et distincte, ou la mémoire aussi ample ou aussi présente, que quelques autres. Et je ne sache point de qualités que celles-ci qui servent à la perfection de l'esprit : car pour la raison, ou le sens, d'autant qu'elle est la seule chose qui nous rend hommes et nous distingue des bêtes, je veux croire qu'elle est tout entière en un chacun, et suivre en ceci l'opinion commune des philosophes qui disent qu'il n'y a du plus ou du moins qu'entre les accidents, et non point entre les formes ou natures des individus d'une même espèce.

Mais je ne craindrai pas de dire que je pense avoir eu beaucoup d'heur de m'être rencontré dès ma jeunesse en certains chemins qui m'ont conduit à des considérations et des maximes dont j'ai formé une méthode par laquelle il me semble que j'ai moyen d'augmenter par degrés ma connoissance, et de l'élever peu à peu au plus haut point auquel la médiocrité de mon esprit et la courte durée de ma vie lui pourront permettre d'atteindre. Car j'en ai déjà recueilli de tels fruits, qu'encore qu'au jugement que je fais de moi-même je tâche toujours de pencher vers le côté de la défiance plutôt que vers celui de la présomption, et que, regardant d'un œil de philosophe les diverses actions. et entreprises de tous les hommes, il n'y en ait quasi aucune

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