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voir qui est en moi, je trouve qu'elle est d'une fort petite étendue et grandement limitée, et tout ensemble je me représente l'idée d'une autre faculté beaucoup plus ample et même infinie; et de cela scul que je puis me représenter son idée, je connois sans difficulté qu'elle appartient à la nature de Dieu. En même façon si j'examine la mémoire, ou l'imagination, ou quelque autre faculté qui soit en moi, je n'en trouve aucune qui ne soit très-petite et bornée, et qui en Dieu ne soit immense et infinie Il n'y a que la volonté seule ou la seule liberté du franc arbitre que j'expérimente en moi être si grande que je ne conçois point l'idée d'aucune autre plus ample et plus étendue en sorte que c'est elle principalement qui me fait connoître que je porte l'image et la ressemblance de Dieu. Car, encore qu'elle soit incomparablement plus grande dans Dieu que dans moi, soit à raison de la connoissance et de la puissance qui se trouvent jointes avec elle et qui la rendent plus ferme et plus efficace, soit à raison de l'objet, d'autant qu'elle se porte et s'étend infiniment à plus de choses, elle ne me semble pas toutefois plus grande si je la considère formellement et précisément en ellemême. Car elle consiste seulement en ce que nous pouvons faire une même chose ou ne la faire pas, c'est-à-dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir une même chose; ou plutôt elle consiste seulement en cc que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que l'entendement nous propose, nous agissons de telle sorte que nous ne sentons point qu'aucune force extérieure nous y contraigne. Car, afin que je sois libre, il n'est pas nécessaire que je sois indifférent à choisir l'un ou l'autre des deux contraires; mais plutôt, d'autant plus que je penche vers l'un, soit que je connoisse évidemment que le bien et le vrai s'y rencontrent, soit que Dieu dispose ainsi l'intérieur de ma pensée, d'autant plus librement j'en fait choix et je l'embrasse; et, certes, la grâce divine et la connoissance naturelle, bien loin de diminuer ma liberté, l'augmentent plutôt et la fortifient; de façon que cette indifférence que je sens lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le

poids d'aucune raison, est le plus bas degré de la liberté, et fait plutôt paroître un défaut dans la connoissance qu'une perfection dans la volonté : car si je connoissois toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serois jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrois faire, et ainsi je serois entièrement libre sans jamais être indifférent.

De tout ceci je reconnois que ni la puissance de vouloir, laquelle j'ai reçue de Dieu, n'est point d'elle-même la cause de mes erreurs, car elle est très-ample et très-parfaite en son genre; ni aussi la puissance d'entendre ou de concevoir; car, ne concevant rien que par le moyen de cette puissance que Dieu m'a donnée pour concevoir, sans doute que tout ce que je conçois, je le conçois comme il faut, et il n'est pas possible qu'en cela je me trompe.

D'où est-ce donc que naissent mes erreurs? C'est, à savoir, de cela seul que la volonté étant beaucoup plus ample et plus étendue que l'entendement, je ne la contiens pas dans les mêmes limites, mais que je l'étends aussi aux choses que je n'entends pas; auxquelles étant de soi indifférente, elle s'égare fort aisément, et choisit le faux pour le vrai et le mal pour le bien ce qui fait que je me trompe et que je pèche.

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Par exemple, examinant ces jours passés si quelque chose existoit véritablement dans le monde, et connoissant que de cela seul que j'examinois cette question il suivoit très-évidemment que j'existois moi-même, je ne pouvois pas m'empêcher de juger qu'une chose que je concevois si clairement étoit vraie; non que je m'y trouvasse forcé par aucune cause extérieure, mais seulement parce que d'une grande clarté qui étoit en mon entendement a suivi une grande inclination en ma volonté; et Je me suis porté à croire avec d'autant plus de liberté que je me suis trouvé avec moins d'indifférence. Au contraire, à présent je ne connois pas seulement que j'existe en tant que je suis quelque chose qui pense, mais il se présente aussi à mon esprit une certaine idée de a nature corporelle ce qui fait que je doute

si cette nature qui pense qui est en moi, ou plutôt que je suis moi-même, est différente de cette nature corporelle, ou bien si toutes deux ne sont qu'une même chose; et je suppose ici que Je ne connois encore aucune raison qui me persuade plutôt l'un que l'autre; d'où il suit que je suis entièrement indifférent à le nier ou à l'assurer, ou bien même à m'abstenir d'en donner aucun jugement.

Et cette indifférence ne s'étend pas seulement aux choses dont l'entendement n'a aucune connoissance, mais généralement aussi à toutes celles qu'il ne découvre pas avec une parfaite clarté au moment que la volonté en délibère; car, pour probables que soient les conjectures qui me rendent enclin à juger quelque chose, la seule connoissance que j'ai que ce ne sont que des conjectures et non des raisons certaines et indubitables suffit pour me donner occasion de juger le contraire; ce que j'ai suffisamment expérimenté ces jours passés, lorsque j'ai posé pour faux tout ce que j'avois tenu auparavant pour très-véritable, pour cela seul que j'ai remarqué que l'on en pouvait en quelque façon douter. Or, si je m'abstiens de donner mon jugement sur une chose lorsque je ne la conçois pas avec assez de clarté et de distinction, il est évident que je fais bien et que je ne suis point trompé; mais si je me détermine à la nier ou assurer, alors je ne me sers pas comme je dois de mon libre arbitre; et si j'assure ce qui n'est pas vrai, il est évident que je me trompe: même aussi, encore que je juge selon la vérité, cela n'arrive que par hasard, et je ne laisse pas de faillir et d'user mal de mon libre arbitre; car la lumière naturelle nous enseigne que la connoissance de l'entendement doit toujours précéder la détermination de la volonté.

Et c'est dans ce mauvais usage du libre arbitre que se rencontre la privation qui constitue la forme de l'erreur. La privation, dis-je, se rencontre dans l'opération en tant qu'elle procède de moi; mais elle ne se trouve pas dans la faculté que j'ai reçue de Dieu, ni même dans l'opération en tant qu'elle dépend de lui; car je n'ai certes aucun sujet de me plaindre de ce que

Dieu ne m'a pas donné une intelligence plus ample ou une lumière naturelle plus parfaite que celle qu'il m'a donnée, puisqu'il est de la nature d'un entendement fini de ne pas entendre plusieurs choses, et de la nature d'un entendement créé d'être fini; mais j'ai tout sujet de lui rendre grâces de ce que ne m'ayant jamais rien dû, il m'a néanmoins donné tout le peu de perfections qui est en moi, bien loin de concevoir des sentiments si injustes que de m'imaginer qu'il m'ait ôté ou retenu injustement les autres perfections qu'il ne m'a point données.

Je n'ai pas aussi sujet de me plaindre de ce qu'il m'a donné une volor.té plus ample que l'entendement, puisque, la volonté ne consistant que dans une seule chose et comme dans un indivisible, il semble que sa nature est telle qu'on ne lui sauroit rien ôter sans la détruire; et, certes, plus elle a d'étendue, et plus ai-je à remercier la bonté de celui qui me l'a donnée.

Et enfin je ne dois pas aussi me plaindre de ce que Dieu concourt avec moi pour former les actes de cette volonté, c'est-àdire les jugements dans lesquels je me trompe; parce que ces actes-là sont entièrement vrais et absolument bons en tant qu'ils dépendent de Dieu; et il y a en quelque sorte plus de perfection en ma nature de ce que je les puis former que si je ne le pouvois pas. Pour la privation, dans laquelle seule consiste la raison formelle de l'erreur et du péché, elle n'a besoin d'aucun concours de Dieu, parce que ce n'est pas une chose ou un être, et que si on la rapporte à Dieu comme à sa cause, elle ne doit pas être nommée privation, mais seulement négation, selon la signification qu'on donne à ces mots dans l'école. Car, en effet, ce n'est point une imperfection en Dieu de ce qu'il m'a donné la liberté de donner mon jugement ou de ne le pas donner sur certaines choses dont il n'a pas mis une claire et distincte connoissance en mon entendement; mais sans doute c'est en moi une imperfection de ce que je n'use pas bien de cette liberté, et que je donne témérairement mon jugement sur des choses que je ne conçois qu'avec obscurité et confusion.

Je vois néanmoins qu'il étoit aisé à Dieu de faire en sorte que

je ne me trompasse jamais, quoique je demeurasse libre et d'une connoissance bornée, à savoir, s'il eût donné à mon entendement une claire et distincte intelligence de toutes les choses dont je devois jamais délibérer, ou bien seulement s'il eût si profondément gravé dans ma mémoire la résolution de ne juger Jamais d'aucune chose sans la concevoir clairement et distinctement que je ne la pusse jamais oublier. Et je remarque bien qu'en tant que je me considère tout seul, comme s'il n'y avoit que moi au monde, j'aurois été beaucoup plus parfait que je ne suis, si Dieu m'avoit créé tel que je ne faillisse jamais; mais je ne puis pas pour cela nier que ce ne soit en quelque façon une plus grande perfection dans l'univers, de ce que quelques-unes de ses parties ne sont pas exemptes de défaut, que d'autres le sont, que si elles étoient toutes semblables.

Et je n'ai aucun droit de me plaindre que Dieu, m'ayant mis au monde, n'ait pas voulu me mettre au rang des choses les plus nobles et les plus parfaites; même j'ai sujet de me contenter de ce que, s'il ne m'a pas donné la perfection de ne point faillir par le premier moyen que j'ai ci-dessus déclaré, qui dépend d'une claire et évidente connoissance de toutes les choses dont je puis délibérer, il a au moins laissé en ma puissance l'autre moyen, qui est de retenir fermement la résolution de ne jamais donner mon jugement sur les choses dont la vérité ne m'est pas clairement connue car quoique j'expérimente en moi cette foiblesse de ne pouvoir attacher continuellement mon esprit à une même pensée, je puis toutefois, par une méditation attentive et souvent réitérée, me l'imprimer si fortement en la mémoire, que je ne manque jamais de m'en ressouvenir toutes les fois que j'en aurai besoin, et acquérir par cette façon l'habitude de ne point faillir; et d'autant que c'est en cela que consiste la plus grande et la principale perfection de l'homme, j'estime n'avoir pas aujourd'hui peu gagné par cette méditation, d'avoir découvert la cause de l'erreur et de la fausseté.

Et certes, il n'y en peut avoir d'autres que celle que je viens

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