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trouvée balançant le berceau de sa fille, qu'elle avait suspendu entre deux citronniers sauvages.

J'ai déjà acquis la preuve qu'on oublie plus facilement ses plaisirs que ses chagrins. C'est donc pour rappeler un jour à ma mémoire les plus doux momens de ma vie, que je cherche à me rendre compte du sentiment délicieux que j'éprouve dans le hamac où je m'endors sans souci de la veille, sans inquiétude du lendemain, entre les objets de mes plus douces affections.

Les cris du pimalot, * qui ne se font entendre que lorsque la grande chaleur est passée, m'ont averti de l'heure de la pêche. Nous nous sommes tous embarqués sur ma grande pirogue, où j'essayais pour la première fois d'adapter des voiles que nous avions fabriquées avec les débris de ma garde-robe européenne. Le courant du fleuve nous emportait assez vîte : nous n'avons fait usage de notre voilure que pour le retour.

Nous remontions le fleuve après avoir fait une excellente pêche. Des cris aigus se font entendre dans le bois que nous côtoyons; nous approchons du rivage je saute à terre, Zaméo me suit, et nous trouvons une femme que des sauvages

* Oiseau de l'Amérique méridionale.

d'une tribu voisine s'efforçaient d'entraîner dans la forêt. Notre attaque, aussi brusque qu'imprévue, met en fuite les ravisseurs. Cette femme, à qui la frayeur prête des ailes, court vers le fleuve, et se jette dans notre barque, où la bonne Amioïa s'empresse de la recevoir et de la rassurer. Nous la suivons de près, et nous remettons à la voile.

Cette femme se nomme Ottaly: c'est une jeune mulâtresse née à Cayenne; elle avait été achetée par un planteur espagnol, dont l'habitation est très-enfoncée dans les terres. Quelques Indiens d'une peuplade antropophage l'avaient enlevée, et se préparaient sans doute à lui donner la mort, lorsque le Ciel nous a envoyés à son secours.

Notre retour à la voile a été une espèce de triomphe. Vingt pirogues sont venues au-devant de la nôtre, et notre pêche a été si abondante que nous en avons distribué la plus grande partie.

Atalégo, à qui nous avons présenté Ottaly, est venu prendre part à notre repas du soir, pendant lequel Amioïa et Zaméo ont chanté des airs zangaïs en s'accompagnant d'une espèce de guitare à trois cordes, de mon invention.

Après avoir allumé des feux autour de la ca

bane, pour écarter les nuées de moustiques que l'extrême chaleur avait fait éclore, nous avons fumé le calumet en buvant la liqueur enivrante du cocotier, et nous nous sommes endormis sur des nattes jusqu'au retour de l'aurore, qui doit nous ramener les mêmes travaux et les mêmes plaisirs.

A ce tableau d'Une Journée aux bords de l'Orénoque, j'ai l'intention d'opposer la peinture d'Une Journée aux rives de la Seine.

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MAITRE (me disait il y a quelques jours Zaméo, que j'avais conduit au Palais pour y faire quelques emplettes), comment s'appelle cette grande maison que nous parcourons, et qui est habitée par des hommes si singulièrement vêtus ? Mon ami, ce vaste édifice se nomme

le Palais. C'est donc là que demeure le grand

t

chef?

Non, c'est là que se rend la justice;

et ces hommes en robes rouges et noires sont des magistrats, des gens de loi, dont les uns dispensent la justice que les autres réclament.

Il n'y a donc ici que des honnêtes gens ?

C'est le plus petit nombre, comme partout ailleurs. La chicane habite aux mêmes lieux que la justice; on y exerce le plus noble ministère ou le plus indigne métier; on y admire la plus belle institution des peuples civilisés, et l'on y maudit les abus sans nombre qui la déshonorent. Dans cette salle où l'on défend aujourd'hui la veuve, on spoliait hier l'orphelin; dans cette autre où le crime trouve aujourd'hui sa punition, l'innocence demain peut se voir condamnée. L'un vend sa conscience, l'autre se voue à la misère plutôt que de la trahir : celuici s'applaudit, en montant en voiture, d'avoir soustrait un grand coupable à l'échafaud; celui-là gémit, en s'en retournant à pied, de n'avoir pu sauver un innocent. » Zaméo ouvrait de grands yeux, et, sans rien concevoir à ces étranges contrastes, voulait savoir pourquoi cette classe d'hommes était habillée si différemment des autres citoyens. Je lui appris que, dans le 13 et dans le 14e siècle, la grande robe était le signe distinctif de la science, et que les hommes de loi avaient cru devoir conserver, dans l'exercice de leurs fonctions, un costume imposant par sa gravité.

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