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vernet arrive. « Je sors de l'Elysée-Bourbon (me dit-il assez haut pour être entendu de tous ceux qui nous entourent); les choses vont à merveille; les alliés veulent que la France soit grande et forte, ce sont leurs propres expressions: on paie au trésor à bureau ouvert; et non-seulement nous ne perdrons pas un pouce de terrain, mais il est plus que probable que nous recouvrerons une partie de la Belgique. » Ces propos, à l'appui desquels on produit des lettres confidentielles, des témoins irrécusables, font, en peu de tems, remonter la rente; elle est demandée à 61 fr. 50 c. « Vendez vite, me dit M. Duvernet, vous venez de gagner trois mille francs. » Je ne revenais pas de ma surprise, et je remerciais le ciel de m'avoir fait faire la connaissance d'un aussi habile homme. Pendant que je me félicitais de ma bonne fortune, une rumeur sourde circulait dans la Bourse; on y parlait de la faillite énorme d'un agent de change. Cette banqueroute entraînait la ruine de vingt capitalistes dont cet homme faisait valoir les fonds. J'attendais les mille écus que j'avais si facilement gagnés, lorsque M. Duvernet, la figure décomposée, vint m'apprendre

qu'il se trouvait, ainsi que moi, compromis dans la faillite de cet agent de change, avec lequel il avait traité en mon nom.

Je fus un peu honteux de mon début dans les affaires, et je retournai chez Mme de Lorys, où je trouvai M. Orioles, à qui je fis part de ma déconvenue. « Comment! à votre âge, me ditil, vous vous avisez de faire le métier de joueur? -Je n'ai pas joué, lui répondis-je, j'ai spéculé. Vous avez joué, continua-t-il, et, qui pis est, vous avez joué le plus détestable de tous les jeux, celui dont on soumet les chances aux événemens les plus funestes, où l'on spécule sur le discrédit, sur les désastres publics. Je ne vous citerai qu'un fait pour vous faire connaître l'esprit qui préside à ces infernales spéculations. Dans la capitale de la France, le jour où l'on a été instruit de l'épouvantable résultat de la bataille de Waterloo, les fonds publics ont éprouvé une hausse considérable; ils ont fléchi le jour de l'entrée du Roi. Je crois pouvoir me dispenser de vous en dire davantage, et c'est à vous de voir maintenant s'il vous convient de placer votre argent à un pareil intérêt. Vous l'ayez remarqué vous-même, les véritables né

gocians, les courtiers avoués du commerce, les agens de change qui tiennent à l'estime publique (et c'est le plus grand nombre), ne prêtent point leur ministère à ces ignobles opérations, où l'on est d'ailleurs bien plus sûr de se déshonorer qu'on ne l'est de s'enrichir. >>

Cette leçon ne fut point perdue; je me promis bien de ne plus reparaître à la Bourse, et je me contentai d'acheter, par l'entremise de M. David Orioles, une trentaine d'actions de la Banque, dont je pourrai toucher le dividende sans avoir à me reprocher les vœux que je forme pour voir augmenter ma petite fortune..

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Que de bonnes paroles étouffées sous de méchans habits!

At Venus obscuro gradientes aëre sepsit,

Et multo nebula circùm dea fudit amictu.

VIRG, Enéide, liv. I.

Elles marchent dans l'ombre, et Vénus étend autour d'elles un voile de nuages.

Il en est des hommes amoncelés dans une grande ville, comme des cailloux roulés dans un fleuve : leurs angles s'émoussent, leurs aspérités disparaissent; tous finissent par affecter la même forme. Le frottement est plus immédiat, plus continuel à Paris qu'ailleurs; aussi les caractères distinctifs y sont-ils plus polis et plus usés qu'en tout autre endroit. Le ridicule s'y attache à tout ce qui sort de l'ordre com

mun : un habit d'une forme inusitée est déjà une prévention contre celui qui le porte, et sert au moins de prétexte pour en faire provisoirement un sot.

Je croyais avoir bien choisi mon moment pour accoutumer les Parisiens à un costume un peu étrange, auquel je tiens par habitude, et je ne me croyais, à cet égard, guère plus ridicule que les Cosaques du Don et de la Tamise, qui sont aujourd'hui nos concitoyens; mais comme je n'ai ni carabine, ni lance, ni fusée à la Congrève pour faire respecter mon accoutrement, il faut bien en faire le sacrifice, et ôter aux badauds la petite distraction que je leur ai procurée pendant quelques jours. Après tout, je conviens que je n'étais pas moins déplacé sur les bords de la Seine avec ma redingote à capuchon, en poil de chèvre sauvage, que je ne l'étais sur les bords de l'Orénoque avec mon habit français et mon chapeau à trois cornes.

Mme de Lorys a exigé que je fusse habillé par Léger, coiffé par Doyen, et botté par Sakosky. J'ai promis de leur abandonner le soin de ma toilette, à condition qu'on me permettrait de me moquer de moi-même, ce qui est moins déplai

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