Page images
PDF
EPUB
[blocks in formation]

CELUI qui se charge de peindre les mœurs de son siècle et de son pays a beau répéter, comme La Bruyère, qu'il fait des tableaux et non pas des portraits, c'est toujours parmi les peintres de cette dernière classe qu'on s'obstine à le ranger. Au lieu de s'attacher à l'ensemble de sa composition, à la vérité des attitudes, à la franchise de l'expression, à l'exactitude plus ou moins rigoureuse du costume, on s'amuse à rechercher dans ses figures les traits épars des originaux qui ont pu lui servir de modèles, et, donnant un nom propre à chacun des vices, des défauts ou des ridicules dont il trace l'image,

on fait d'une critique générale une satire personnelle, et l'on ameute contre l'observateur tous ceux à qui l'on fait ou qui se font à euxmêmes l'application directe de sa censure. Cette tourbe de sots et de méchans (dont chacun en particulier craindrait de se faire reconnaître par ses plaintes) nomme d'office, parmi ce qu'il y a de plus diffamé dans la bande, des mandataires chargés de défendre, per fas et nefas, tous les vices, tous les abus, tous les préjugés, toutes les sottises qu'ils représentent. Un des moyens les plus innocens que ces enfans perdus emploient contre l'écrivain qui les voue eux et leurs commettans à l'opprobre ou au ridicule, c'est de se retrancher dans quelque asile respectable, et d'accuser ensuite la direction du trait qui vient les y poursuivre; semblables à ces malfaiteurs qui se réfugient dans les églises et crient ensuite au sacrilége contre la justice dont le bras les saisit au pied des autels.

C'est ordinairement derrière leur politique que ces gens-là cherchent à cacher leurs mœurs. Dernièrement j'entendais, en traversant une antichambre, l'un des coryphées de la secte se récrier, d'une voix de capucin, contre mon

prédécesseur, le bon et loyal M. Guillaume; et lui reprocher, entre autres délits de même espèce, d'avoir fait, il y a quelques mois, une peinture du Café Montansier. « Ce n'est pas le tout, lui dis-je avec un peu d'humeur, d'endoctriner en style convenable les laquais qui vous écoutent ou qui vous lisent; il faut un peu de bon sens, mon cher Monsieur, pour accréditer la calomnie, même parmi la livrée. Celui dont je continue la tâche avait à peindre les mœurs françaises à une époque donnée; il n'était pas plus le maître que je ne le suis moimême de choisir ses sujets, de dénaturer les événemens, ou de passer sous silence des faits de notoriété publique, qui entraient, pour ainsi dire, de force dans le cadre qu'il avait à remplir. Mon prédécesseur a dû parler du Café Montansier et des orgies que l'on y célébrait, par cela même que ces orgies, nées des circonstances, pouvaient servir à les peindre. Quant aux couleurs adoucies qu'il a cru devoir employer dans un pareil tableau, ce n'est pas devant des gens de votre espèce qu'il faut justifier les concessions que l'autorité, la politique ou même l'opinion, peuvent exiger de la mo

rale la plus sévère. » Cela dit, je continuai mon chemin, et j'entrai chez l'homme en place à qui j'avais affaire. Le motif qui m'y conduisait pourra quelque jour me fournir le texte d'un Discours sur les importunités. Je me borne aujourd'hui à retracer des scènes d'intérieur.

J'étais arrivé en France, convaincu qu'il ne

m'y restait plus de parens, et que je pouvais en toute liberté de conscience disposer, par testament, du peu que je possède en faveur de ma vieille gouvernante et de mon fidèle Zaméo. Le jour de l'an vient de me révéler l'existence de je ne sais combien de cousins et de cousines de la parenté desquels je n'ai guère d'autre garant que leur parole ou leur carte de visite. Si ces preuves-là ne suffisent pas pour leur assurer mon héritage, du moins exigeaient-elles de ma part un échange de politesse auquel je me suis soumis de bonne grâce.

Au nombre des visites de jour de l'an que j'ai reçues et rendues dans le délai voulu par l'étiquette, il en est deux que j'ai plus particulièrement notées sur mes tablettes comme véritables types de l'usage considéré dans sa naïveté primitive et dans ses abus progressifs. La visite

qui m'avait été le plus agréable est celle que je rendis la première.

Il était huit heures du soir lorsque j'arrivai chez M. Dorier, l'un des négocians les plus riches et les mieux famés de cette ville. Une partie de la famille était réunie au salon autour des grands parens qui en faisaient les honneurs. Après les salutations et les souhaits d'usage, qui furent reçus avec une bienveillance affectueuse, je m'informai des enfans, à qui j'avais mes petits cadeaux à distribuer, et que j'étais surpris de ne pas voir autour de leur mère, dans un jour de fête qui leur est particulièrement consacré. » Ils sont en prison, me dit en riant madame Dorier, jusqu'au moment de la surprise. Je demandai (en homme qui a depuis long-tems perdu de vue son pays et son enfance) de quelle surprise il s'agissait. Pour toute réponse, cette dame me fit passer dans une pièce voisine: on y avait dressé une grande table, sur laquelle étaient établies les étrennes de la petite famille. Chaque lot était composé d'objets analogues au sexe, à l'âge, aux inclinations de l'enfant auquel il était destiné, et dont il portait le nom. C'est ainsi qu'une belle boîte à couleurs, un che

[ocr errors]
« PreviousContinue »