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Il y a des gens qui connaissent bien les cartes, qui conseillent on ne peut mieux, et qui ne savent pas jouer. Il y en a de même qui connaissent bien les hommes, leur nature, leurs mœurs, leurs habitudes, et qui n'entendent rien aux affaires autre chose est d'observer ou d'agir. Je crois posséder ce premier talent, ou plus modestement cette aptitude, à un degré peu commun : je pénètre ce que je regarde; je suis doué d'un coup-d'œil intrusif qui me montre les gens intùs et in cute; je démêle jusque dans leur repos le mobile de leurs actions; j'entends le

langage du regard, du geste, et même du silence; avec tous ces avantages, je ne sais pas comment il se fait que dans ma vie j'aie été la dupe de tous ceux qui ont eu le plus léger intérêt à me tromper; qu'en courant, même avec des boiteux, je sois toujours arrivé le dernier au but; et que, la sonde à la main, j'aie heurté ma barque contre tous les écueils que j'avais signalés. En serait-il du talent de l'observateur comme d'une montre à répétition appartenant à un sourd, et qu'il fait sonner dans l'obscurité ? Elle indique l'heure à tout le monde, excepté au propriétaire. Quoi qu'il en soit du peu de profit que j'en ai tiré, toujours est-il vrai qu'à force de regarder j'ai appris à voir, et que j'en suis venu au point de reconnaître à la contenance, à la démarche d'un passant, sa profession, ses habitudes, et même son caracLère.

La plupart des hommes (les femmes n'y sont pas aussi généralement comprises) ont le cœur opaque et le maintien transparent. Parlez, pour que je vous voie, disait Adisson; moi, je dirais volontiers: Marchez, pour que je vous entende:

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a dans l'habitude du corps en mouvement je ne sais quoi qui décèle le caractère.

Dernièrement, je m'étais arrêté un matin, sur le quai Voltaire, à feuilleter des bouquins exposés le long du parapet. Après m'être assuré qu'il n'y avait là que des livres dignes d'y figurer, au lieu de regarder couler l'eau, comme plusieurs autres désœuvrés, mes confrères, je m'avisai d'examiner les passans, et de m'imposer la tâche de deviner, à son allure, ce que chacun devait être. S'il y avait un moyen de vérifier mes remarques, j'offrirais de parier que j'ai le plus souvent rencontré juste.

Je vis arriver de loin un homme d'une soixantaine d'années, vêtu d'un habit neuf qui paraissait cependant avoir été fait pour un autre âge; il marchait avec une prépondérance dont il paraissait se savoir très-bon gré. A chaque pas qu'il faisait, il enflait ses joues au moyen d'une quantité d'air qu'il aspirait, et qu'il rendait ensuite par une expiration longue et bruyante. Cet homme, en marchant sur le trottoir, avait l'air étonné de ne s'y pas trouver seul; et le froncement de ses sourcils, le hoche

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ment de sa tête, chaque fois qu'on le coudoyait, témoignaient un mécontentement tempéré par le dédain, dont il était impossible de ne pas rire, pour peu qu'on en pénétrât la cause. Cet homme, me disais-je, a été fort riche; il a recouvré depuis peu une petite partie de sa fortune; il use son ancienne garde-robe; il avait contracté l'habitude d'aller à pied, mais il vient de se ressouvenir qu'il allait autrefois en voiture. Son père était au moins secrétaire du Roi ! luimême avait un emploi considérable dans les aides, et, sans la révolution, il serait aujourd'hui fermier-général.

Cet autre, un peu moins âgé, plus chaudement qu'élégamment vêtu, qui marche les yeux en terre, en formant par intervalles des tems d'arrêt, est nécessairement occupé de quelque affaire importante. Il marmotte entre ses dents; il porte fréquemment la main sur une liasse de papiers jaunâtres enfermée sous sa veste, et dont l'extrémité de quelques feuilles se confond avec son jabot de même couleur: c'est d'un procès qu'il s'agit. Il repousse avec dureté les pauvres qui lui demandent l'aumône, et je remarque que

les enfans de cette classe excitent plus particulièrement son impatience et son humeur : cet homme doit être un célibataire qui plaide contre des mineurs qu'il a l'espoir légal de dépouiller, au moyen des vieilles paperasses qu'il porte à son procureur.

Ce jeune homme qui vient du même côté, et dont l'air abattu laisse percer je ne sais quelle satisfaction, dont la toilette du soir est un peu fanée ce matin, ne serait-il pas le maître de ce cabriolet arrêté depuis une heure à l'extrémité du Pont-Royal? A chaque pas, il tourne la tête, et ses yeux se dirigent vers une croisée entr'ouverte où je ne distingue, avec mes lunettes, qu'un bout de schall, que le vent n'agiterait pas si vîte. Le schall a disparu, le jeune homme marche moins lentement et ne se retourne plus; il passe près de moi; je soupire en jetant un regard vers la fenêtre, et je vois le moment où il va me demander de quel droit je soupire, et pourquoi je regarde de ce côté : mon âge répond pour moi. Il continue son chemin en souriant, et monte dans son cabriolet moins leştement qu'il n'en était probablement des

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