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On appela ma cause un frisson me saisit, et je fis probablement de vains efforts pour dissimuler le trouble et l'inquiétude dont j'étais agité. Je ne fatiguerai pas mes lecteurs en les forçant d'entrer dans les détails, et d'écouter les débats fastidieux d'un procès où il était cependant assez amusant d'entendre une femme, morte depuis plus d'un demi-siècle, plaider contre un mineur octogénaire. Il me suffira de leur donner une idée du ton que prit l'avocat de ma partie adverse, en citant la première phrase de son plaidoyer :

« Nous venons, dit-il d'une voix claire et syncopée, après un siècle de spoliation, réclamer un bien qui nous appartient par un droit d'hérédité naturelle, et dont un autre est injustement possesseur; car le propriétaire et le possesseur sont bien souvent deux personnes différentes..... Demandez plutôt aux maris et

aux amans... »

Ce premier trait, après lequel M. l'avocat crut devoir s'arrêter, ne produisit aucun effet... «Continuez, Ma Bawler, lui dit avec beaucoup de gravité M. le président; on ne rit pas, encore. Cette observation, dont on rit beau

coup, décontenança l'orateur, et priva probablement l'auditoire d'une foule de bons mots de même espèce qu'il supprima dans le cours de son plaidoyer, ou sur lesquels il crut devoir passer plus légèrement.

L'avocat Bawler ne manqua pas, selon l'usage, d'alonger son exorde de l'éloge de son confrère, contre l'éloquence duquel il ne trouvait d'appui que dans la justice de sa cause; puis, entrant tout-à-coup en matière par une magnifique prosopopée, il montra la marquise de Savignac << secouant la poussière du tombeau et apparaissant à l'audience pour y réclamer ellemême son patrimoine; patrimoine acquis par les services de ses illustres ancêtres, dont un étranger s'appropriait les nobles dépouilles.... »

Ce mouvement oratoire, dont il crut augmenter l'énergie en agitant avec fureur les grandes manches de sa robe, ne parut pas de meilleur goût que ses plaisanteries; il eut recours alors au genre d'éloquence qui lui est le plus familier à l'abri de six aunes de raz de castor dont il était affublé, d'un rabat couvert de poussière et de tabac, et d'une toque de feutre qu'il était avec respect chaque fois qu'il

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s'adressait directement à la cour, ce suppôt de la chicane, abandonnant le point de droit et la discussion du fait, crut pouvoir se permettre impunément les personnalités les plus offensantes : il me représenta « comme un homme qui avait eu de bonnes raisons pour aller s'ensevelir aux bords de l'Orénoque, parmi les Hurons et les Iroquois, et prétendit que, pour rentrer dans ma patrie, j'avais eu besoin d'invoquer le bénéfice de mon âge. » Je ne pus cóntenir mon indignation; et, m'approchant de l'oreille de l'orateur, je lui dis qu'il m'en ferait raison au sortir de l'audience. « Je prie la cour, continua-t-il du même ton, d'observer, comme preuve à l'appui de tout ce que j'ai avancé, que le sieur de Pageville vient de provoquer son adversaire en duel dans la personne de son avocat. - J'en demande acte,» s'écria Dufain. Ce petit incident n'eut d'autre suite que d'égayer la cour et l'assemblée. Me Bawler reprit la parole, et termina sa plaidoirie comme il l'avait commencée, en demandant que je fusse condamné à payer à la dame de Savignac, ou à ses ayant-causes, la somme de 122,532 livres tour→ nois, sans préjudice, etc. *

* Voyez page 181.

Mon avocat prit la parole; un exposé rapide lui suffit pour établir clairement la question que je n'avais jamais bien entendue moi-même : il démontra d'une manière si palpable, non-seulement l'injustice, mais aussi l'absurdité des prétentions de mon adversaire, que je lus sur la figure des juges la conviction qu'il faisait entrer dans leur esprit. S'élevant ensuite avec une véritable éloquence « contre ce système de diffamation introduit au barreau, il s'étonna surtout que mon adversaire enseignât imprudemment aux autres l'usage d'une arme dont la moindre piqûre pouvait lui devenir si funeste. »>

Il cessa de parler; les juges allèrent aux voix, et je gagnai ma cause avec dépens.

L'audience finie, je courus à M. Dorfeuil; je ne trouvais par d'expressions pour lui témoigner ma reconnaissance : « Vous venez de gagner votre procès, me dit-il; si vous m'en croyez cependant, vous transigerez avec Dufain en payant la moitié des frais. Quand nous avons un arrêt qui le condamne? - En première instance; mais n'a-t-il pas l'appel, le recours en cassation? Il peut vous tourmenter encore longtems quelques centaines d'écus ne peuvent être mises en balance avec yotre repos. » M. Dor

feuil m'expliqua ce que j'avais encore à craindre; il me prouva que la Justice, aveugle ainsi que la Fortune, était également sujette à s'égarer sur les pas de ses guides, et finit par me persuader de ne pas m'exposer une seconde fois à gagner mon procès.

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