Page images
PDF
EPUB

N° XVII.

m

23 novembre 1815.

L'AMBITIEUX.

Je ne charge pas un ennemi seul; j'attaque une armée

entière.

Non Sicula dapes

Dulcem elaborabunt saporem;

Non avium cytharæque cantus

Somnum reducent.......

HoR., od. i, liv. III.

Les mets les plus exquis ont perdu pour lui leur saveur; le chant des oiseaux, les instrumens de musique les plus harmonieux, ne lui rendront point le sommeil.

De toutes les passions qui tourmentent le cœur humain, l'ambition, que l'âge augmente, que les revers irritent, que les succès enflamment, qui ne connaît ni but, ni repos, ni trève ; l'ambition, dis-je, est l'ennemie la plus irrécon→ ciliable du bonheur de l'homme. Cent mora→ listes l'ont dit avant moi : à l'appui de leurs préceptes, je me contenterai de citer un exemple, et de présenter à mes lecteurs un tableau dont

la vue a fait sur mon esprit une impression profonde que je désirerais leur faire partager.

Le procès dans lequel je suis engagé m'a fait retrouver un parent assez proche, dont je ne soupçonnais pas même l'existence; et le besoin de renseignemens que je ne pouvais obtenir que de lui m'avait conduit, il y a deux mois, dans la terre qu'il habite aux environs de Creil, sur les bords de l'Oise. L'image du bonheur ne s'était jamais offerte à mes yeux sous un aussi ravissant aspect.

M. de Sergis, âgé de quarante-cinq ans tout au plus, homme d'esprit, possesseur d'une grande fortune dont il faisait le plus honorable usage, était l'époux d'une femme de dix ans plus jeune que lui, dont la beauté n'était que la moindre des perfections; il est impossible de réunir plus de vertus, de talens et de grâces. Le Ciel, qui semblait avoir pris à tâche de combler M. de Sergis de toutes ses faveurs, lui avait donné deux enfans (un fils de dix-sept ans et une fille de seize ) doués de ces figures idéales qu'Angélica Koffmann ou Prudhon se sont plu à créer.

Je fus accueilli ayec une extrême bonté dans

cette heureuse famille, dont l'habitation charmante aurait mérité d'être décrite par le chantre des Jardins.

Je retournai souvent dans ce château, où j'aimais à me convaincre que la félicité humaine avait enfin trouvé un asile. Un jour que M. de Sergis était absent, je crus, pour la première fois, remarquer un nuage d'inquiétude et de tristesse sur la figure de sa femme. Mon âge, mes relations de parenté, donnèrent un prétexte à mon indiscrétion ; je lui fis part d'une remarque qui m'alarmait. « M. de Pageville, me ditelle avec un profond soupir, vous m'avez souvent félicitée sur mon bonheur; je le croyais inébranlable sur les bases où je l'avais fondé ; cependant j'ai tout lieu de craindre de le voir incessamment renversé....... (et répondant, sans l'attendre, à une question que la surprise allait m'arracher): L'ambition, continua-t-elle, s'est emparée du cœur de mon époux: les événemens politiques, en lui rappelant ce qu'il doit à ses ancêtres, l'égarent sur ce qu'il se doit à lui-même et à ses enfans. Il s'est montré à la cour; on s'y est souvenu de son nom : dès ce moment les fumées de l'ambition, les rêves de

la grandeur ont troublé ses esprits, altéré son jugement, et peut-être détruit pour toujours son repos et le nôtre. »

Cette dame entra avec moi dans le détail des circonstances qui avaient amené cette révolution subite dans les principes et dans le carac-` tère de son époux; elle me parla de ses nouvelles liaisons, de ses projets ambitieux dont il ne faisait déjà plus mystère, et finit par me prier instamment d'employer, pour le ramener à des idées plus saines, tous les moyens de persuasion que pouvait me suggérer ma longue expé ́rience des hommes.

Ce jour-là même, je le vis arriver à la campagne dans l'étrange appareil d'un ancien courtisan de l'Eil-de-Bouf; il embrassa d'un air distrait sa femme et ses enfans, et donna l'ordre à ses gens de tout préparer pour retourner le lendemain à la ville.

«En trois jours, j'ai terminé de grandes affaires, me dit-il en s'asseyant près de Mme de Sergis, qui l'écoutait avec une inquiétude visi ble: j'ai fait l'échange de cette terre, qui est beaucoup trop loin de Paris, contre un des plus beaux hôtels du faubourg Saint-Honoré ; j'ai

obtenu pour Jules (c'est le nom de son fils) un brevet de sous-lieutenant de cavalerie, et j'ai reçu pour ma fille, ajouta-t-il en se penchant à l'oreille de sa femme, des propositions de mariage auxquelles je n'ai pas voulu répondre, toutes brillantes, tout inespérées qu'elles sont, avant de vous avoir consultée. » Mme de Sergis, après avoir pris un prétexte pour faire sortir ses enfans, voulut représenter à son mari «< que les études et les dispositions de son fils l'appelaient dans la carrière des lettres; qu'ils avaient déjà contracté pour leur fille une sorte d'engagement où tous les rapports de goût, d'âge, de convenances, se trouvaient réunis; mais il écouta ses représentations avec tant d'impatience, il y répondit d'un ton si sec, que Mme de Sergis se leva et sortit pour cacher l'émotion trop vive dont elle n'était plus maî

tresse.

[ocr errors]

« On n'accusera pas ma femme d'être ambitieuse, dit-il avec un sourire forcé. Non, sans doute; mais ce reproche, mon cousin, ne pourrait-il pas vous atteindre ? - Du moins je ne pense pas qu'il puisse raisonnablement s'adresser à celui qui se borne à faire valoir ses

« PreviousContinue »