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M. DATÈS, mon procureur, a beaucoup d'affaire dans la tête, et moi je n'en ai qu'une, laquelle me cause, il est vrai, beaucoup plus. d'embarras et d'inquiétudes que ne lui en donnent toutes celles dont il est chargé. Il se passe peu de jours sans qu'il me voie arriver chez lui muni de quelque papier timbré dont mon portier me gratifie tous les soirs au moment où je rentre chez moi. L'habitude ne diminue pas l'espèce d'effroi que j'éprouve à la vue de ce détestable grimoire, que je n'ai jamais moins

Voyez les Hommes de loi, page 88.

compris que depuis que je commence à le déchiffrer. On ne s'imagine pas tout ce qu'une perruque de procureur peut enserrer de ruses, de détours de chicane, quand on n'a pas lu attentivement, et d'un bout à l'autre, une requête ou une assignation le préambule n'est qu'inquiétant; les conclusions font frémir, et je mets en fait qu'il n'y a pas d'honnête homme, étranger aux mœurs du Palais, qui puisse y lire de sang-froid le détail de tous les malheurs dont la justice le menace. Je n'oublierai jamais la nuit que m'a fait passer la première assignation que j'ai reçue pour ce malheureux procès: je me croyais déjà condamné, aux termes de l'ordon

nance,

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A payer à Mme de Savignac, ou à ses ayans» cause, les sommes dues par le domaine de Pageville, estimées depuis le commencement » de l'instance, au moyen du capital et des in» térêts au taux voulu par la loi, à la somme » de cent vingt-deux mille cinq cent trente» deux livres tournois, et ce, sans préjudice de cinquante mille francs de dommages, appli>> cables aux héritiers Savignac ; plus, le re» cours à exercer contre ledit chevalier de Pa

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geville, pour les dégradations et dépérissement » que lesdits domaines pourraient avoir souf» ferts entre ses mains; le tout payable dans le » délai d'une année; se réservant, le deman» deur, de poursuivre l'exécution de la sentence » à obtenir, par toutes voies de droit, et même par corps, le cas échéant. ».

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A la lecture de ces réclamations juridiques, l'indignation et le découragement s'étaient emparés de moi; je maudissais du fond de mon cœur cette société ou plutôt cette caverne dans laquelle j'étais venu si vieux me jeter à l'étourdi : combien je regrettais mes savanes, mes forêts, ma cabane, où je vivais à l'abri des recors, des huissiers et des procureurs !

J'attendis le jour avec impatience. M. Datès n'était pas levé lorsque je me présentai chez lui; je passai une heure d'angoisse à l'attendre dans son étude. Je lui remis, tout effrayé, le papier timbré que j'avais reçu la veille; il le prit avec indifférence, et, après en avoir lu les deux premières lignes : « Ce n'est rien, me dit-il, rien qu'une assignation à huitaine à la troisième chambre. - Eh! Monsieur! vous n'avez pas lu les infernales conclusions..... Je les devine. Ne

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croyez-vous pas que le parti le plus sage serait de me cacher en attendant ?-Vous cacher ! perdezvous l'esprit? Tout ce qui vous effraie est purement de protocole; ces conclusions sont-là de forme, et celles que j'ai prises en votre nom contre Dufain et consorts les mèneraient tous à l'hôpital, si nous en obtenions la dixième partie. Vous ne pensez pas qu'il y ait de risque pour ma liberté ? Je pense que votre affaire est imperdable, et que Dufain, parvînt-il, comme il en est capable, à mettre votre bon droit en question, vous et lui serez enterrés depuis dix ans avant qu'on obtienne un arrêt ́définitif. Je me fais fort, au besoin, d'exciper de vingt incidens, qui tous doivent être plaidés, sans compter autant de jugemens par défaut, dont nous sommes maîtres de poursuivre la cassation.

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Croyez-vous nécessaire que j'aille voir mes juges? Vous-même ? c'est à peu près inutile; cependant, comme c'est un moyen que votre partie adverse ne négligera pas, je ne vois pas d'inconvénient à en user. Vous remettrez à cha→ cun d'eux un exemplaire de votre Mémoire. J'ai donc fait un Mémoire? dire votre avocat, M. Dorfeuil; mon confrère

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Vous, c'est-à

Dufain y est habillé de main de maître. » En disant cela, M. Datès me remit vingt-cinq exemplaires d'un factum in-4° de dix-huit feuilles d'impression, où mon affaire se trouvait exposée dans un Précis de 144 pages. Les cliens se pressaient dans l'antichambre de mon procureur; je le quittai pour aller prendre connais

sance de mon Mémoire. Je le trouvai clair et laconique sur le point de fait ; mais tellement embrouillé, tellement obscur sur le point de droit, que, juge dans ma propre cause, ma justice aurait fort bien pu embarrasser ma conscience: dès le lendemain, je songeai à faire mes visites.

Les préparatifs de cette cérémonie, jadis si importante pour un plaideur, m'occupèrent toute la journée. Je consultai Mme de Lorys : « Il y a une trentaine d'années, me dit-elle en souriant, que j'aurais pu vous éviter cette peine; aujourd'hui, nous ne pesons pas plus l'un que l'autre dans la balance de la justice, et vous ne gagneriez rien à emprunter ma voix. » Elle m'indiqua la marche que je devais suivre, l'habit que je devais prendre. Dès l'aube, comme Chicaneau, je me mis en course pour aller solliciter mes juges.

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