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qui ont décidément perdu tout leur crédit auprès d'une classe de femmes dont ils étaient jadis la ressource.

>> Vous concevez ce qu'un ouvrage de cette nature a dû me coûter de peines, de recherches et d'études; j'ai été, et je dois en convenir, singulièrement aidé dans mon travail par les revendeuses à la toilette ; j'en ai six des plus fameuses à mon service, et je fais à chacune d'elles un traitement annuel, dont je me rembourse à peu près sur les renseignemens qu'elles sont obligées de venir prendre chez moi.

» Ces femmes me tiennent au courant de toutes les mutations qui s'opèrent dans les liaisons amoureuses. J'ai mon livre de transferts, sur lequel je porte ces changemens; ce qui me donne le moyen de suivre dans toutes leurs phases ces petits astres terrestres, depuis le moment où ils paraissent sur l'horizon jusqu'à leur déclin.

»De toutes les revendeuses à la toilette que j'emploie, la plus habile et la plus célèbre est, sans contredit, la fameuse Dubreuil : chaque état a son génie ; celle-ci peut se flatter de posséder le génie du sien.

» Mme Dubreuil, poursuivit mon chroniqueur, est une femme d'une cinquantaine d'années; les

notes que je me suis procurées sur son compte, et quelques traces qu'on retrouve encore sur sa figure, indiquent qu'elle a été jolie et qu'elle a su pendant vingt ans apprécier un pareil avantage. Elle a été tentée, s'il faut l'en croire, de se retirer en province, où certain hobereau voulait, en l'épousant, trouver dans ses épargnes le moyen de relever son vieux donjon; mais le sort en a autrement disposé. Mme Dubreuil a un cœur sensible qui nuit à sa fortune: elle croit devoir rendre aux autres les services qu'elle en a reçus, et sa longue expérience est un bienfait dont elle se croit comptable envers la génération nouvelle. Une figure honnête, un maintien décent, une grande habitude du monde, une discrétion à toute épreuve, et un génie inventif pour qui tout est moyen, même l'obstacle, sont pour elle des ressources inépuisables qui ne lui permettent pas de regretter celles que le tems a taries elle connaît mieux que personne au monde les besoins d'une jolie femme dont les principes luttent contre les goûts, et sa discrétion lui a assuré la plus brillante clientelle.

» C'est à Mme Dubreuil que M. N*** a dû pendant long-tems l'avantage d'entretenir avec un luxe égal et sa femme et sa maîtresse : les

dentelles, les cachemires de l'épouse, passaient aux mains de la courtisane, en échange des diamans que celle-ci recédait à la revendeuse à la toilette, qui se contentait d'en changer la monture, avant d'en faire hommage à madame au nom de son mari. Par ces échanges, opérés à l'insu des parties, M. N*** s'est fait, avec le moins de frais possible, la réputation d'un mari généreux et d'un amant prodigue.

>>

Ce qui distingue plus particulièrement Mme Dubreuil de la foule des entremetteuses, c'est l'emploi libéral qu'elle fait de son crédit, de son expérience, et même de sa bourse, pour avancer et produire dans le monde les jeunes personnes qui lui semblent dignes d'y figurer un jour je pourrais vous en citer plusieurs qui brillent aujourd'hui sur nos grands théâtres, et qui lui sont redevables de la robe et de la voiture dont elles ont fait usage pour faire leur première visite au gentilhomme de la chambre de qui elles sollicitaient un ordre de début.

» Habile à protéger la fortune de celles qui s'élèvent, Mme Dubreuil se permet quelquefois, par compensation, d'aider à la ruine de celles qui se précipitent, et de tirer le meilleur parti

possible de leur chûte. Personne ne s'entend mieux qu'elle à acheter au plus bas prix ce qu'elle a vendu au plus haut. Son bon cœur ne l'abandonne cependant pas au milieu de ses spéculations elle est toujours prête à tendre une main secourable à celle dont elle s'est approprié les dépouilles; elle la suit dans sa détresse, et ne manque pas de saisir, pour l'en tirer, l'occasion qui se présente ou celle qu'elle fait naître.

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» Admise dans l'intimité du boudoir, elle sait à propos faire intervenir la partie mercantile de son art dans ces momens où elle n'a de prix que celui que l'amour veut bien y mettre : ces instans fort courts, habilement saisis lui ont souvent procuré le paiement de créances tout-à-fait désespérées. Un talent qui lui est encore tout particulier, c'est celui de se ménager la faveur des femmes de chambre: elle sait que ce sont des intermédiaires indispensables pour arriver aux maîtresses; et, par une réciprocité de procédés utiles, plus d'une soùbrette a vu récompenser, par les honneurs du salon, les services qu'elle lui avait rendus dans l'antichambre. Le rang et la condition ne sont rien pour Me Dubreuil : elle voit toujours l'é

toffe d'une grande dame dans la matière première d'une jolie fille..

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La morale de mon livre, car mon livre a la sienne, tout frivole qu'il paraît être, continua mon historien de ruelle, sera de prouver que les mœurs des femmes galantes, de l'époque où j'écris, ont gagné beaucoup sinon en pureté, du moins en décence; que le vice a quelque chose de moins scandaleux, et que si Paris compte encore beaucoup de femmes qui font parler d'elles, aucune autre grande ville au monde ne renferme peut-être un plus grand nombre de celles dont on ne parle pas. »

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