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dans la foule. Je m'arrêtai sur le pont pour y jouir un moment de cette joyeuse confusion de charrettes, de chevaux, de piétons, de carrosses de toute espèce, qui se barraient, qui se disputaient le passage. Ce qui donnait à cette fête un aspect qu'elle n'avait point encore offert, et qu'elle n'offrira plus (du moins devons-nous l'espérer), c'est une réunion d'étrangers qui semblaient s'y être donné rendez-vous de toutes les parties de l'Europe, et que l'on reconnaissait à la forme de leurs voitures, à l'équipement de leurs chevaux, à la diversité de leurs costumes. Je ne pense pas qu'il y ait une seule contrée européenne qui ne fût, ce jour-là, représentée à Saint-Cloud par quelques-uns de ses

habitans.

Sans autre but, dans ma promenade, que de voir et d'observer, je passai tour-à-tour en revue les jeux de bagues, les fantoccini, les escamoteurs, les charlatans, les ménageries, les escarpolettes et les loteries où les pontes, en gagnant à tout coup, vident leur bourse dans un quart-d'heure. Après quelques tours dans la grande allée, où je vis étalés presque tous les échantillons de l'espèce humaine, je parcourus

les belles pelouses du parc, que je trouvai couvertes (comme me l'avait annoncé mon cicerone de la galiote) d'une multitude de convives distribués par groupes autour d'un repas champêtre qu'assaisonnait l'appétit même de ceux qui, ne pouvant y prendre part, laissaient en passant tomber un œil de convoitise sur des mets dont la vue leur rappelait qu'ils n'avaient pas dîné.

J'étais de ce nombre; il était cinq heures, j'entrai chez le fameux Griel. Quel tumulte ! quelle affluence! Dix ou douze salles et autant de petits cabinets sur la terrasse du côté de la rivière étaient occupés par une foule de gens qui se disputaient les tables, les chaises et les plats. Les garçons, injuriés, maudits dans tous les jargons de l'Europe, ne savaient auquel entendre. L'un se voyait enlever par un Russe le macaroni commandé par un Italien; l'autre, au lieu d'un soufflé qu'attendait une élégante de la Chaussée-d'Antin, surchargeait sa table d'un énorme rost-beef, après lequel soupirait une compagnie anglaise.

Je parvins avec beaucoup de peine à me placer dans un des salons, à l'extrémité d'une table où se trouvaient réunis quelques Polonais qui

avaient autrefois servi en France. J'ai prêté l'oreille à leur conversation, et j'y ai trouvé tant de plaisir que je regrette de ne pouvoir le faire partager à mes lecteurs.

Mon dîner fini, je retournai dans le parc. Quelques mots qui se disaient autour de moi me rappelèrent qu'il me restait à voir jouer les eaux. J'allai d'abord à la grande cascade dont la vue, en me rappelant, par une sorte d'analogie mesquine, ces immenses cataractes au bord desquelles je me suis si souvent arrêté dans mes courses, ne servit qu'à me faire remarquer l'intervalle désespérant que laisseront toujours entre eux les prodiges de l'art et les plus simples ouvrages de la nature. En mesurant des yeux l'élévation d'un grand jet d'eau, j'avais un plaisir puéril à entendre répéter autour de moi que ce jet d'eau était le dernier effort de l'art, et qu'il n'en existait aucun autre qui s'élevât à une pareille hauteur. J'ai toujours été fier, pour mon pays, dans la moindre supériorité; mais, comme s'il était écrit qu'on dût nous les envier toutes, un jeune Russe, m'adressant la parole avec beaucoup de politesse, m'assura qu'il se trouvait à l'Hermitage (en Russie) un jet d'eau de dix pieds

au moins plus élevé que celui de Saint-Cloud. La nuit était venue, je revins dans la grande allée; la foule y circulait à peine entre deux haies de boutiques brillantes, où le luxe des lumières ajoutait ou suppléait, dans quelquesunes, à l'éclat des marchandises.

Distingués sur la route et à l'heure du repas, tous les rangs, tous les états sont gaîment confondus dans le cours de la fête; on y jouit pêlemêle des jeux, des spectacles que l'on rencontre à chaque pas, et au milieu desquels s'écoule la plus grande partie de la nuit.

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N° X. 16 octobre 1815.

LES LIBRAIRES.

Les livres gouvernent le monde; c'est dire assez de quelle importance est la profession de libraire.

BARBEYRAC.

On disait autrefois qu'il existait à Paris trois classes entières d'honnêtes gens : les notaires, les curés et les sergens aux gardes; on pouvait y ajouter les libraires. Cette corporation jouissait, depuis son origine, de priviléges honorables qui lui furent confirmés, à différentes époques, par de nouvelles ordonnances: elle faisait partie de l'Université; et, en cette qualité, elle était soumise à des réglemens qui maintenaient parmi ses membres une discipline sévère. Les libraires de ce tems-là n'étaient pas seulement d'honnêtes négocians, la plupart d'entre eux étaient aussi des savans estimables,

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