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démies sont en possession de tout temps de remporter le prix de toute sorte de bassesses, et jamais Cour ne proscrivit un abbé de St.-Pierre, pour avoir parlé sous Louis XV un peu librement de Louis XIV, ni ne s'avisa d'examiner laquelle des vertus du Roi méritait les plus fades éloges.

Enfin voilà les hellénistes exclus de cette Académie dont ils ont fait toute la gloire, et où ils tenaient le premier rang; Coraï, La Rochette, moi, Haase, Thurot, nous voilà cinq, si je compte bien, qui ne laissions guères d'espoir à d'autres que des gens de Cour ou suivant la Cour. Ce n'est pas là, Messieurs, ce que craignit votre fondateur, le ministre Colbert. Il n'attacha point de traitement aux places de votre Académie, de peur, disent les mémoires du temps, que les courtisans n'y voulussent mettre leurs valets. Hélas! ils font bien pis, ils s'y mettent eux-mêmes, et après eux y mettent encore leurs protégés, valets sans gages, de sorte que tout le monde bientôt sera de l'Académie, excepté les savants : comme on conte d'un grand d'autrefois, que tous les gens de sa maison avaient des bénéfices, excepté l'aumônier.

Mais avant de proscrire le grec, y avez-vous pensé, Messieurs? Car enfin que ferez-vous sans grec? voulezvous avec du chinois, une bible copte ou syriaque, vous passer d'Homère et de Platon? Quitterez-vous le Parthénon pour la Pagode et Jagrenat, la Vénus de Praxitèle pour les magots de Fo-hi-Can? et que deviendront vos mémoires, quand au lieu de l'histoire des arts chez ce peuple ingénieux, ils ne présenteront plus que les incarnations de

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Visnou, la légende des Faquirs, le rituel du Lamisme, ou l'ennuyeux bulletin des conquérants Tartares? Non, je vois votre pensée; l'érudition, les recherches sur les mœurs et les lois des peuples, l'étude des chefs-d'œuvre antiques et de cette chaîne de monuments qui remontent aux premiers âges, tout cela vous détournait du but de votre institution. Colbert fonda l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres pour faire des devises aux tapisseries du Roi, et en un besoin, je m'imagine, aux bonbons de la Reine. C'est là votre destination à laquelle vous voulez revenir et vous consacrer uniquement; c'est pour cela que vous renoncez au grec; pour cela, il faut l'avouer, le vicomte vaut mieux que Coraï.

D'ailleurs, à le bien prendre, Messieurs, vous ne faites point tant de tort aux savants. Les savants voudraient être seuls de l'Académie, et n'y souffrir que ceux qui entendent un peu le latin d'A Kempis. Cela chagrine, inquiète d'honnêtes gens parmi vous, qui ne se piquent pas d'avoir su autrefois leur rudiment par cœur; que ceuxci excluent ceux qui veulent les exclure, où est le mal, où sera l'injustice? Si on les écoutait, ils prétendraient encore à être seuls professeurs, sous prétexte qu'il faut savoir pour enseigner, proposition au moins téméraire, mal sonnante, en ce qu'elle ôte au clergé l'éducation publique; et sait-on où cela s'arrêterait? Bientôt ceux qui prêchent l'Évangile seraient obligés de l'entendre. Enfin si les savants veulent être quelque chose, veulent avoir des places, qu'ils fassent comme on fait, c'est une mar

che réglée : les moyens pour cela sont connus et à la portée d'un chacun. Des visites, des révérences, un habit d'une certaine façon, des recommandations de quelques gens considérés. On sait, par exemple, que pour être de votre Académie, il ne faut que plaire à deux hommes, M. de Sacy et M. Quatremere de Quincy, et je crois encore à un troisième dont le nom me reviendra; mais ordinairement le suffrage d'un des trois suffit, parce qu'ils s'accommodent entre eux. Pourvu qu'on soit ami d'un de ces trois messieurs, et cela est aisé, car ils sont bonnes gens, vous voilà dispensé de toute espèce de mérite, de science, de talents; y a-t-il rien de plus commode, et saurait-on en être quitte à meilleur marché? que seraitce, au prix de cela, s'il fallait gagner tout le public, se faire un nom, une réputation? Puis une fois de l'Académie, à votre aise vous pouvez marcher en suivant le même chemin, les places et les honneurs vous pleuvent. Tous vos devoirs sont renfermés dans deux préceptes d'une pratique également facile et sûre, que les moines, premiers auteurs de toute discipline réglementaire, exprimaient ainsi en leur latin : Bene dicere de Priore, facere officium suum taliter qualiter, le reste s'ensuit nécessairement: Sinere mundum ire quomodo vadit.

Oh! l'heureuse pensée qu'eut le grand Napoléon, d'enrégimenter les beaux-arts, d'organiser les sciences, comme les droits-réunis; pensée vraiment royale, disait M. de Fontanes, de changer en appointements ce que promettent les muses, un nom et des lauriers. Par-là,

tout s'aplanit dans la littérature; par-là, cette carrière autrefois si pénible est devenue facile et unie. Un jeune homme, dans les lettres, avance, fait son chemin comme dans les sels ou les tabacs. Avec de la conduite, un caractère doux, une mise décente, il est sûr de parvenir et d'avoir à son tour des places, des traitements, des pensions, des logements, pourvu qu'il n'aille pas faire autrement que tout le monde, se distinguer, étudier. Les jeunes gens quelquefois se passionnent pour l'étude ; c'est la perte assurée de quiconque aspire aux emplois de la littérature; c'est la mort à tout avancement. L'étude rend paresseux: on s'enterre dans ses livres ; on devient rêveur, distrait, on oublie ses devoirs, visites, assemblées, repas, cérémonies; mais ce qu'il y a de pis, l'étude rend orgueilleux; celui qui étudie s'imagine bientôt en savoir plus qu'un autre, prétend à des succès, méprise ses égaux, manque à ses supérieurs, néglige ses protecteurs et ne fera jamais rien dans la partie des lettres.

Si Gail eût étudié, s'il eût appris le grec, serait-il aujourd'hui professeur de langue grecque, académicien de l'Académie grecque, enfin le mieux renté de tous les érudits? Haase a fait cette sottise. Il s'est rendu savant, et le voilà capable de remplir toutes les places destinées aux savants, mais non pas de les obtenir. Bien plus avisé fut M. Raoul Rochette, ce galant défenseur de l'Église, ce jeune champion du temps passé. Il pouvait, comme un autre, apprendre en étudiant, mais il vit que cela ne le menait à rien, et il aima bien mieux se produire que s'instruire,

avoir dix emplois de savant, que d'être en état d'en remplir un qu'il n'eût pas eu, s'il se fût mis dans l'esprit de le mériter, comme a fait ce pauvre Haase, homme, à mon jugement, docte mais non habile, qui s'en va pâlir sur les livres, perd son temps et son grec, ayant devant les yeux ce qui l'eût dû préserver d'une semblable faute, Gail, modèle de conduite, littérateur parfait. Gail ne sait aucune science, n'entend aucune langue :

Mais s'il est par la brigue un rang à disputer,
Sur le plus savant homme on le voit l'emporter.

L'emploi de garde des manuscrits, d'habiles gens le demandaient; on le donne à Gail qui ne lit pas même la lettre moulée. Une chaire de grec vient à vaquer, la seule qu'il y eût alors en France, on y nomme Gail, dont l'ignorance en grec est devenue proverbe (1); un fauteuil à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, on place Gail qui se trouve ainsi, sans se douter seulement du grec, avoir remporté tous les prix de l'érudition grecque, réunir à lui seul toutes les récompenses avant lui partagées aux plus excellents hommes en ce genre. Haase n'oserait prétendre à rien de tout cela, parce qu'il étudie le grec, parce qu'il déchiffre, explique, imprime les manuscrits grecs, parce qu'il fait des livres pour ceux qui lisent le grec, parce qu'enfin il sait tout, hors ce qu'il faut savoir pour être savant patenté du gouvernement.

(1) Tu t'y entends comme Gail au grec, proverbe d'écolier.

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