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pouvoir faire le modeste : un accusé sur la sellette, qui voit que son affaire va mal, se recommande par où il peut, et tire parti de tout. Cette traduction d'Amyot est géné– ralement admirée, et passe pour un des plus beaux ouvrages qu'il y ait en notre langue. On ferait un volume des louanges qui lui ont été données seulement depuis trois ou quatre ans, tant dans les journaux que dans les différens livres. L'un la regarde comme le chef-d'œuvre du genre naïf; l'autre appelle Amyot le créateur d'un style qui n'a pu être imité ; un troisième déclare aussi cette traduction inimitable, et va jusqu'à lui attribuer la grande réputation du roman de Longus. Or, ce chef-d'œuvre inimitable, ce modèle que personne n'a pu suivre dans le plus difficile de tous les genres, je l'ai non seulement imité, selon vous, assez habilement, mais je l'ai corrigé partout, et vous n'osez dire, Monsieur, qu'il y ait rien perdu. L'entreprise était telle qu'avant l'exécution, tout le monde s'en serait moqué, parce qu'en effet il y avait très-peu de personnes capables de l'exécuter. Les gens qui savent le grec sont cinq ou six en Europe; ceux qui savent le français sont en bien plus petit nombre. Mais ce n'est pas seulement le grec et le français qui m'ont servi à terminer cette belle copie, après avoir si heureusement rétabli l'original; ce sont encore plus les bons auteurs italiens, d'où j'ai tiré plus que des nôtres, et qui sont la vraie source des beautés d'Amyot; car il fallait, pour retoucher et finir le travail d'Amyot, la réunion assez rare des trois langues qu'il possédait et qui ont formé

son style. Ainsi cette bagatelle, toute bagatelle qu'elle est, et des plus petites assurément, peu de gens la pouvaient faire.

Je comprends, Monsieur, que votre jugement n'est pas celui de tout le monde, et que ce qui vous a plu, semblera ridicule à d'autres ; mais l'ouvrage n'étant connu que par votre rapport, la prévention du public doit, pour le moment, m'être favorable, et si cette prévention en faveur de ma traduction peut me faire absoudre du crime de lèse-manuscrit, je me moque fort qu'après cela on la trouve bonne ou mauvaise.

Qu'on examine donc si le mérite d'avoir complété, corrigé, perfectionné cette version que tout le monde lit avec délices, et donné aux savants un texte qui sera bientôt traduit dans toutes les langues, peut récompenser le crime d'avoir effacé involontairement quelques mots dans un bouquin que personne avant moi n'a lu, et que jamais personne ne lira. Si j'avais l'éloquence de M. Furia, j'évoquerais ici l'ombre de Longus, et lui contant l'aventure, je gage qu'il en rirait et qu'il m'embrasserait pour avoir enfin remis en lumière son œuvre amoureuse. Vous pouvez penser la mine qu'il ferait à M. Furia, qui le laissait manger aux vers dans le vénérable bouquin.

J'ai l'honneur d'être, Monsieur, etc.

Tivoli, le 20 septembre 1810.

P. S. Est-ce la peine de vous dire, Monsieur, pourquoi je ne vous envoyai ni le texte, ni la traduction que

je vous avais promise? Accusé de spéculer avec vous sur ce fragment, dont je vous faisais présent, comme vous en convenez, le seul parti que j'eusse à prendre, n'était-ce pas de le donner moi-même au public? Je vous avoue aussi que votre ambition m'alarmait. Si, pour m'avoir accompagné dans une bibliothèque, vous disiez et vous imprimiez à Milan: Nous avons trouvé, et nous allons donner un Longus complet, n'était-il pas clair qu'une fois maître et éditeur de ce texte, vous auriez dit, comme Archimède: Je l'ai trouvé. Vous et M. Furia, vous alliez vous parer de mes plus belles plumes, et je restais avec la tache d'encre que personne ne me contestait. J'avais pensé faire deux parts; le profit pour vous, l'honneur pour moi: vous vouliez avoir l'un et l'autre, et ne me laisser que le pâté. Une pareille prétention rompait tous nos arrangements.

LETTRE

A MESSIEURS

DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

ET BELLES-LETTRES.

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