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eût pu seulement savoir quels étaient les mots écrits de sa main, cela lui aurait suffi pour remplir les gazettes de nouvelles impertinences. En un mot, toute demande de sa part devait être suspecte, et son empressement fut le premier motif de mon refus.

Certes, la rage de ces messieurs se manifestait trop publiquement pour que je pusse me méprendre sur leurs intentions. Peu de jours après votre départ, les directeurs, inspecteurs, conservateurs du sieur Furia s'assemblèrent avec lui chez le sieur Puzzini, chambellan, garde du Musée: on y transporta en cérémonie le saint manuscrit, suivi des quatre facultés. Là, les chimistes, convoqués pour opiner sur le pâté, déclarérent tout d'une voix qu'ils n'y connaissaient rien que cette tache était d'une encre tout extraordinaire, dont la composition, imaginée par moi exprès pour ce grand dessein, passait leur capacité, résistait à toute analyse, et ne se pouvait détruire par aucun des moyens connus. Procès-verbal fut fait du tout, et publié dans les journaux. M. Furia a écrit au long tout ce qui se passa dans cette mémorable séance : c'est le plus bel épisode de sa grande histoire du pâté d'encre, et une pièce achevée dans le style de Diafoirus ou de Chiampot-la-perruque. Pour moi, je ne puis m'empêcher de le dire, dussé-je m'attirer de nouveaux ennemis: cela prouve seulement que les professeurs de Florence ne sont pas plus habiles en chimie qu'en littérature, car le premier relieur de Paris leur eût montré que c'était de l'encre de la petite vertu, et l'eût enlevée à leurs yeux

par les procédés qu'on emploie, comme vous savez, tous les jours.

Mais que vous semble, Monsieur, de cette dévotion aux bouquins? A voir l'importance que ces Messieurs attachent à leurs manuscrits, ne dirait-on pas qu'ils les lisent? Vous penserez qu'étant payés pour diriger, inspecter, conserver à Florence les lettres et les arts, ils soignent, sans trop savoir ce que c'est, le dépôt qui leur est confié, et se font de leurs soins un mérite, le seul qu'ils puissent avoir. Mais ce zèle de la maison du Seigneur est, je vous assure, bien nouveau chez eux; il n'a jamais pu s'émouvoir dans une occasion toute récente, et bien plus importante, comme vous allez voir.

L'abbaye de Florence, d'où vient dans l'origine ce texte de Longus, était connue dans toute l'Europe comme contenant les manuscrits les plus précieux qui existassent. Peu de gens les avaient vus; car, pendant plusieurs siècles, cette bibliothèque resta inaccessible. il n'y pouvait entrer que des moines, c'est-à-dire qu'il n'y entrait personne. La collection qu'elle renfermait, d'autant plus intéressante qu'on la connaissait moins, était une mine toute neuve à exploiter pour les savants ; c'était là qu'on eût pu trouver, non pas seulement un Longus, mais un Plutarque, un Diodore, un Poly be plus complets que nous ne les avons. Jy pénétrai enfin, comme je vous l'ai dit, avec M. Akerblad, quand le gouvernement français prit possession de la Toscane, et en une heure nous y vîmes de quoi ravir en extase tous les hellénistes du

monde, pour me servir de vos termes, quatre-vingts manuscrits des neuvième et dixième siècles. Nous y remarquâmes surtout ce Plutarque dont je vous ai si souvent parlé. Ce que nous en pûmes lire me parut appartenir à la vie d'Épaminondas, qui manque dans les imprimés. Quelques mois après, ce livre disparut, et avec lui tout ce qu'il y avait de meilleur et de plus beau dans la bibliothèque, excepté le Longus, trop connu par la notice récente de M. Furia, pour qu'on eût osé le vendre. Sur les plaintes que nous fimes, M. Akerblad et moi, la Junte donna des ordres pour recouvrer ces manuscrits. On savait où ils étaient, qui les avait vendus, qui les avait achetés; rien n'était plus facile que de les retrouver : c'était matière à exercer le zèle des conservateurs, et nous pressâmes fort ces messieurs d'agir pour cela; mais ils ne voulaient, nous dirent-ils, faire de la peine à personne. La chose en demeura là. J'ai gardé la minute d'une lettre que j'écrivis à ce sujet à M. Chaban, membre de la Junte.

>> MONSIEUR,

Livourne, le 30 septembre 1808.

» Les ordres que j'ai reçus m'ont obligé de partir si » précipitamment, que j'eus à peine le temps de porter >> chez vous ma carte à une heure où je pouvais espérer » de vous parler; manière de prendre congé de vous » bien contraire à mes projets; car après les marques de » bonté que vous m'avez données, Monsieur, j'avais des

>> sein de vous faire ma cour, et de profiter des dispo>>sitions favorables où je vous voyais pour rassembler » et sauver ce qui se peut encore trouver de précieux >> dans vos bibliothèques de moines. Mais puisque mon >> service m'empêche de partager cette bonne œuvre, je >> veux au moins y contribuer par mes prières. Je vous >> conjure donc de vouloir bien ordonner que tous les >> manuscrits de l'abbaye soient transportés à la bibliothè» que de Saint-Laurent, et qu'on cherche ceux qui man»quent d'après le catalogue existant. J'ai reconnu der>> nièrement que déjà quelques-uns des plus importants » ont disparu; mais il sera facile d'en trouver des traces, >> et d'empêcher que ces monuments ne passent à l'étran>> ger, qui en est avide, ou même ne périssent dans les >> mains de ceux qui les recèlent, comme il est arrivé » souvent, etc. »>

On donna de nouveaux ordres pour la recherche des manuscrits. Je fus même nommé par la junte, avec M. Akerblad, commissaire à cet effet, honneur que nous refusâmes, lui comme étranger, moi comme occupé ailleurs. Ce soin demeura donc confié à MM. Puzzini et Furia, que rien ne put engager à y penser le moins du monde; ils ne voulaient alors faire de la peine à personne. Ceux qui avaient les manuscrits les gardèrent, et les ont encore.

Or, ces gens si indifférents à la perte d'une collection de tous les auteurs classiques, croirait-on que ce sont eux qui aujourd'hui, pour quatre mots d'une page d'un

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roman, quatre mots que, sans moi, ils n'eussent jamais déchiffrés, quatre mots qui sont imprimés, et qu'ils liraient s'ils savaient lire, travaillent avec tant d'ardeur à soulever contre moi le public et le gouvernement, remplissent les gazettes d'injures et de calomnies ridicules, et, par des circulaires, promettent à la canaille littéraire d'Italie le plaisir de me voir bientôt traité en criminel d'état. M. Puzzini en répond; il sait sans doute ce qu'il dit, et, ma foi, je commence à le croire un petit, comme dit Sosie.

Ce qui vous surprendra, Monsieur, c'est qu'aucun d'eux ne me connaît. Jamais aucun d'eux, excepté le seigneur Furia, n'a eu avec moi ni liaison ni querelle, ni rapport d'aucune espèce. J'ai parlé un quart-d'heure à M. Pulcini (1), et ne me rappelle pas même sa figure; ainsi leur haine contre moi ne peut être personnelle. Pour me faire une guerre si cruelle, et sur si peu de chose, eux qui naturellement ne veulent faire de mal à personne, leur motif est tout autre qu'une animosité, si cela se peut dire, individuelle. L'offense que j'ai faite très involontairement au seigneur Furia lui est particulière; la rage de toute sa clique a une cause plus générale.

Vous vous rappelez le mot des Espagnols: Non comme

(1) C'est son nom encore estropié, mais d'une autre façon. Pulcini veut dire poussin, petit poulet, en italien : on en a fait Pulcinella, polichinelle chez nous. Ces lazzi, qui ne demandaient pas assurément beaucoup d'esprit, chagrinèrent plus que tout le reste le pauvre chambellan.

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