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passer à l'unanimité. Louis Bournegal se lève : « Ce que j'ai dit, je ne m'en dédis pas. Le curé se mêle de tout gouverner; il nous fait enrager, partant point de traitement. »> De tous côtés : « Point de traitement ». On va aux voix ; refusé. Il tonne fort d'en haut sur la pauvre commune.

Vendredi dernier les gendarmes, en passant, mirent pied à terre à l'auberge chez Jean Ricaut. Nos déserteurs cachés dans différentes maisons, car on les plaint, le monde les recueille volontiers, prirent peur et s'enfuirent les uns gagnant le bois, les autres traversant la rivière à la nage. Tous se sauvèrent excepté Urbain Chevrier. Urbain depuis peu revenu, ayant fait son temps de conscrit, quand il se vit rappelé par la nouvelle loi, en eut tant de chagrin, qu'il semblait ne connaître plus parents ni amis, toujours seul et pensif. A la rumeur que fit l'arrivée des gendarmes, lui comme hors de sens et déjà se croyant pris, s'en va tête baissée se jeter dans son puits, d'où on l'a retiré mort. Six semaines auparavant, il s'était marié avec Rose Deschamps. Jamais nôce ne fut si joyeuse, jamais gens si heureux, de long-temps s'entr'aimant, s'étant promis d'enfance. Leur aise a duré peu. La pauvre veuve est grosse et fait pitié à voir.

Nous sommes douze paysans qui achetâmes, il y a deux ans, les terres de la Borderie, vendues par messieurs de la bande noire. Elles nous coûtèrent deux cents francs l'arpent, que pas un de nous ne donnerait à moins de huit cen cents francs maintenant, et produisent bien quatre fois ce qu'en payait le fermier, quand il payait. Car,

mourant de faim, il a mis la clef sous la porte et s'en est allé, comme on sait. Cinq familles ont trouvé logis dans les bâtiments délabrés de cette Borderie: chacun s'y est accommodé, chacun non-seulement a réparé le vieux toit, mais bâti à neuf quelque grange ou quelque pressoir avec jardin, chènevière, saulaye autour de sa demeure. Voilà un village naissant qui va s'étendre et prospérer jusqu'à ce que le gouvernement y fasse attention.

Brisson ne pouvait payer ses dettes, il s'est jeté dans l'eau et noyé. La femme Praut, d'Azi sur Chea, et à Mont-Louis, un tonnelier en ont fait autant cette semaine, lui sans raison connue, elle parce qu'on l'accusait d'avoir volé de l'herbe aux champs. L'an passé, Jean Choinart, fermier de la commune de Toucigny, approchant l'août, va voir ses blés, trouve sa récolte trop belle (il avait spéculé sur la hausse des grains), rentre chez lui et se défait. Beaucoup de gens embarrassés dans leurs affaires prennent ce parti, le seul qui ne soit pas sujet au repentir. On aime mieux maintenant être mort que ruiné. Nos aïeux ne se tuaient point. Naissant pour la misère, ils la savaient souffrir. Ils n'ambitionnaient point un champ, une maison, s'en passaient comme de pain, n'espérant rien en ce monde et ayant peur de l'autre.

Nous voilà saufs de Saint Anicet, temps critique pour nos bourgeois. Si la vigne peut passer fleur et ne point couler, on ne saura où mettre tout le vin cette année. Jamais tant de lamme ne s'est vue au cep, ni si bien préparée. Les champs aussi promettent du blé à pleine

faucille. Laboureur et vigneron sont contents jusqu'ici; chose rare, tous deux se louent du ciel et du temps. Mais combien de hasards encore avant que l'un ou l'autre puisse faire argent de son labeur, payer sa quote et vivre! Sécheresse, pluie, orages, ordonnances royales, arrêtés du préfet, du maire, mille chances, mille fléaux et rien d'assuré que l'impôt. Il y a des gens dont la récolte ne craint ni temps ni grêle, et ce ne sont pas ceux qui versant, labourant, font le meilleur guérêt, mais qui ayant une place, ne font rien ou font la cour. Sans autre avance ni embarras, ils moissonnent en toute saison. Quand le bonhomme a dit : Travaillez, prenez de la peine, il sommeillait un peu, ce semble. Pour bien parler, il fallait dire : Présentez des respects, faites des révérences, c'est le fonds qui manque le moins.

Personne maintenant ne veut être soldat. Ce métier, sous les nobles, sans espoir d'avancement, est une galère, un supplice à qui ne s'en peut exempter. On aime encore mieux être prêtre. De jeunes paysans n'ayant rien, se mettent volontiers au séminaire; mais avant de prendre les ordres, ceux qui trouvent quelque ressource, jettent la soutane et s'en vont, comme fit naguères Berthelot Sylvain, le second fils de Berthelot de Ponceau. Agé de vingt-deux ans, il avait étudié pour se faire d'église. Une veuve l'épouse, le sauve et du service militaire, car elle paie un homme pour lui, et du service divin qui n'est guères meilleur. Ils vont vivre heureux dans leur ferme entre Pernay et Embillou.

- La bande noire achète encore le château des Ormes, le château de Chanteloup et le château de Leugny, voulant dépecer tous ces châteaux au très grand profit du pays, et tous les biens qui en dépendent. On vendra lå des matériaux à bon marché, des terres fort cher. Plus de cinq cents maisons vont se refaire du débris de ces vieux donjons depuis long-temps inhabités ou inhabitables. Plus de six mille arpents vont être cultivés par des propriétaires au lieu de nonchalants fermiers. La bande noire fait beaucoup de bien. C'est une société infiniment utile, charitable, pieuse, qui divise la terre et veut que chacun en ait selon l'ordre de Dieu. Mais une autre bande vraiment noire, ennemie du partage, prétend que toute terre lui appartient, propriétaire universelle de droit divin, acquiert tous les jours, ne vend point; bande la pire qui soit et la plus malfaisante, si on ne la connaissait.

Quand Bonaparte reviendra, ou son fils que voilà tantôt grand, il ôtera les droits réunis, et ne lèvera d'argent que ce qu'il en faudra pour les dépenses publiques. Il mariera les prêtres, car enfin ces gens-là ne se peuvent passer de femmes et ne s'en passent pas; cela fait du désordre. Il avancera les soldats, nos enfants seront officiers. Nous éliront nos maires, nos juges de paix; ce sera le bon temps qu'on attend depuis long-temps.

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Le maire de Véretz a battu le curé qui laisse danser, et en le battant lui a dit qu'il était mauvais prêtre, que sa messe ne valait rien, que chaque fois qu'il la di

sait il commettait un sacrilége et recrucifiait Jésus-Christ. Le curé est un vieillard de quatre-vingt-deux ans, instruit et sage, le maire un jeune homme de trente ans, beaucoup plus occupé des filles que du sacrifice de la messe. Le soufflet qu'il a donné dans cette occasion parut tel aux témoins, qu'aucun prêtre, disent-ils, n'en a reçu de pareil depuis Boniface VIII. Le maire de Véretz n'a pas mis un gant de fer, comme fit l'ambassadeur pour souffleter ce pape au nom du roi son maître, mais du coup a jeté par terre le bonhomme qui ne s'est pas relevé, garde encore le lit. Les apparences sont que Véretz ne dansera

plus.

On a volé au Polonais deux mille francs qu'il amassait depuis qu'il est ici. Chacun le plaint. C'est un homme doux, simple, bon, serviable comme tous ces déserteurs des armées étrangères. Il y en a plusieurs établis dans nos environs, mariés, vivant bien, sans aucun regret du pays où le seigneur leur donnait la schlague et leur vendait le brandevin au prix qu'il voulait. Mauvais laboureurs la plupart, pour gouverner les chevaux ils n'ont point de pareils.

La veuve Raillard qui vend du vin aux bateliers, a une cave secrète que nous connaissons tous, mais que les commis ignorent. Elle en venait hier, sa clef dans une main, dans l'autre une bouteille, quand les commis l'arrêtèrent au détour des Ruaux, saisissent sa bouteille. Elle, d'un coup de clef, la brise entre leurs mains. Tout le monde en a ri. La contrebande n'est point une chose

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