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Le désappointement fut grand pour tous les jeunes gens grand pour les marchands en boutique et autres qui avaient compté sur quelque débit. Qu'arrivat-il ? la fête eut lieu, triste, inanimée, languissante ; l'assemblée se tint, peu nombreuse et comme dispersée ça et là. Malgré l'arrêté, on dansa hors du village, au bord du Cher, sur le gazon, sous la coudrette; cela est bien plus pastoral que les échoppes du marché, de meilleur effet dans une églogue, et plus poétique en un mot. Mais chez nous, gens de travail, c'est de quoi on se soucie peu; nous aimons mieux, après la danse, une omelette au lard, dans le cabaret prochain, que le murmure des eaux et l'émail des prairies.

Nos dimanches d'Azai, depuis lors, sont abandonnés. Peu de gens y viennent de dehors, et aucun n'y reste. On se rend à Véretz, où l'affluence est grande, parce que lå nul arrêté n'a encore interdit la danse. Car le curé de Véretz est un homme sensé, instruit, octogénaire quasi, mais ami de la jeunesse, trop raisonnable pour vouloir la réformer sur le patron des âges passés, et la gouverner par des bulles de Boniface ou d'Hildebrand. C'est devant sa porte qu'on danse, et devant lui le plus souvent. Loin de blâmer ces amusements, qui n'ont rien en eux-mêmes que de fort innocent, il y assiste et croit bien faire, y ajoutant par sa présence et le respect que chacun lui porte, un nouveau degré de décence et d'honnêteté. Sage pasteur, vraiment pieux, le puissions-nous long-temps conserver pour le soulagement du pauvre, l'édification

du prochain et le repos de cette commune, où sa prudence maintient la paix, le calme, l'union, la concorde.

Le curé d'Azai, au contraire, est un jeune homme bouillant de zèle, à peine sorti du séminaire, conscrit de l'église militante, impatient de se distinguer. Dès son installation, il attaqua la danse, et semble avoir promis à Dieu de l'abolir dans sa paroisse, usant pour cela de plusieurs moyens, dont le principal et le seul efficace jusqu'à présent est l'autorité du préfet. Par le préfet, il réussit à nous empêcher de danser, et bientôt nous fera défendre de chanter et de rire. Bientòt! que dis-je ? il y a eu déjà de nos jeunes gens mandés, menacés, réprimandés pour des chansons, pour avoir ri. Ce n'est pas, comme on sait, d'aujourd'hui que les ministres de l'église ont eu la pensée de s'aider du bras séculier dans la conversion des pécheurs, où les apôtres n'employaient que l'exemple et la parole, selon le précepte du maître. Car Jésus avait dit: Allez et instruisez. Mais il n'avait pas dit: Allez (avec des gendarmes) instruisez de par le préfet, et depuis, l'ange de l'école de Saint-Thomas déclara nettement qu'on ne doit pas contraindre à bien faire. On ne nous contraint pas, il est vrai; on nous empêche de danser. Mais c'est un acheminement; car les mêmes moyens qui sont bons pour nous détourner du péché, peuvent servir et serviront à nous décider aux bonnes œuvres. Nous jeûnerons par ordonnance, non du médecin, mais du préfet.

Et ce que je viens de vous dire n'a pas lieu chez nous seulement. Il en est de même ailleurs, dans les autres communes de ce département où les curés sont jeunes. A quelques lieues d'ici, par exemple, à Fondettes, de là les deux rivières de la Loire et du Cher, pays riche, heureux, où l'on aime le travail et la joie, autant pour le moins que de ce côté, toute danse est pareillement défendue aux administrés par un arrêt du préfet. Je dis toute danse sur la place, où les fêtes amenaient un concours de plusieurs milliers de personnes des villages environnants et de Tours, qui n'en est qu'à deux lieues. Les hameaux près de Paris, les Bastides de Marseille, au dire des voyageurs, avec plus d'affluence, surtout en gens de ville, avaient moins d'agrément, de rustique gaîté. N'en soyez plus jaloux, bals champêtres de Sceaux et du pré Saint-Gervais; ces fêtes ont cessé; car le curé de Fondettes est aussi un jeune homme sortant du séminaire, comme celui d'Azai, du séminaire de Tours; maison dont les élèves, une fois en besogne dans la vigne du Seigneur, en veulent extirper d'abord tout plaisir, tout divertissement, et faire d'un riant village un sombre couvent de la Trappe. Cela s'explique: on explique tout dans le siècle où nous sommes ; jamais le monde n'a tant raisonné sur les effets et sur les causes. Le monde dit que ces jeunes prêtres, au séminaire, sont élevés par un moine un frère picpus, frère Isidore, c'est son nom; homme envoyé des hautes régions de la monarchie, afin d'instruire nos docteurs, de former les instituteurs qu'on

destine à nous réformer. Le moine fait les curés, les curés nous feront moines. Ainsi l'horreur de ces jeunes gens pour le plus simple amusement, leur vient du triste picpus, qui lui-même tient d'ailleurs sa morale farouche. Voilà comme en remontant dans les causes secondes, on arrive à Dieu, cause de tout. Dieu nous livre au picpus. Ta volonté, Seigneur, soit faite en toutes choses. Mais qui l'eût dit à Austerlitz!

Une autre guerre que font à nos danses de village ces jeunes séminaristes, c'est la confession. Ils confessent les filles, sans qu'on y trouve à redire, et ne leur donnent l'absolution qu'autant qu'elles promettent de renoncer à la danse, à quoi peu d'entre elles consentent, quelque ascendant que doive avoir, doive avoir, et sur leur sexe et sur leur âge, un confesseur de vingt-cinq ans, à qui les aveux, le secret et l'intimité qui s'ensuit nécessairement, donnent tant d'avantages, tant de moyens pour persuader ; mais. les pénitentes aiment la danse. Le plus souvent aussi elles aiment un danseur, qui, après quelque temps de poursuite et d'amour, enfin devient un mari. Tout cela se passe publiquement; tout cela est bien, et en soi beaucoup plus décent que des conférences tête-à-tête avec ces jeunes gens vêtus de noir. Y a-t-il de quoi s'étonner que de tels attachements l'emportent sur l'absolution, et que le nombre des communiants se trouve diminué cette année de plus des trois quarts, à ce qu'on dit. La faute en est toute au pasteur, qui les met dans le cas d'opter entre ce devoir de religion et les affections les plus chères de

la vie présente, montrant bien par là que le zèle pour conduire les ames ne suffit pas, même, uni à la charité. Il y faut ajouter encore la discrétion, dit Saint Paul, aussi nécessaire aujourd'hui, dans ce ministère pieux, qu'elle fut au temps de l'Apôtre.

En effet, le peuple est sage, comme j'ai déjà dit, plus sage de beaucoup et plus heureux aussi qu'avant la révolution; mais il faut l'avouer, il est bien moins dévot. Nous allons à la messe le dimanche à la paroisse, pour nos affaires, pour y voir nos amis ou nos débiteurs, nous y allons; combien reviennent (j'ai grand honte à le dire) sans l'avoir entendue, partent, leurs affaires faites, sans être entrés dans l'église. Le curé d'Azai, à Pâques dernières, voulant quatre hommes pour porter le dais, qui eussent communié, ne les put trouver dans le village; il en fallut prendre de dehors, tant est rare chez nous, et petite, la dévotion. En voici la cause, je crois. Le peuple est d'hier propriétaire; ivre encore, épris, possédé de sa propriété; il ne voit que cela, ne rêve d'autre chose, et nouvel affranchi de même, quant à l'industrie, se donne tout au travail, oublie le reste et la religion. Esclave auparavant, il prenait du loisir, pouvait écouter, méditer la parole de Dieu et penser au ciel où était son espoir, sa consolation. Maintenant il pense à la terre qui est à lui et le fait vivre. Dans le présent ni dans l'avenir, le paysan n'envisage plus qu'un champ, une maison qu'il a ou veut avoir, pour laquelle il travaille, amasse, sans prendre repos ni repas. Il n'a d'idée que celle-là, et vouloir l'en

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