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LETTRE

A M. RENOUARD, LIBRAIRE,

SUR UNE TACHE FAITE A UN MANUSCRIT DE FLORENCE.

J'AI vu, Monsieur, votre notice d'un fragment de Longus nouvellement découvert, c'est-à-dire votre apologie au sujet de cette découverte, dans laquelle on vous accusait d'avoir trempé pour quelque chose. Il me semble que vous voilà pleinement justifié, et je m'en réjouirais avec vous, si je pouvais me réjouir. Mais cette affaire, dont vous sortez si heureusement, prend pour moi une autre tournure, et tandis que vous échappez à nos communs ennemis, je ne sais en vérité ce que je vais devenir. On me mande de Florence que cette pauvre traduction dont vous avez appris l'existence au public, vient d'être saisie chez le libraire, qu'on cherche le traducteur, et qu'en attendant qu'il se trouve, on lui fait toujours son procès. On parle de poursuites, d'information, de témoins, et l'on se tait du reste. (1)

(1) Hemistiche de Corneille, allusion hardie à l'intervention de l'auguste princesse, au refus de la dédicace, et autres faits connus alors de tout le monde à Florence, et peut-être même dans les faubourgs.

Voyez, Monsieur, la belle affaire où vous m'avez engagé. Car ce fut vous, s'il vous en souvient, qui eûtes la première pensée de donner au public ce malheureux fragment. Moi, qui le connaissais depuis deux ans, quand je vous en parlais à Bologne, je n'avais pas songé seulement à le lire.

Sans ce fragment fatal au repos de ma vie,
Mes jours dans le loisir couleraient sans envie ;

je n'aurais eu rien à démêler avec les savants Florentins, jamais on ne se serait douté qu'ils sussent si peu leur métier, et l'ignorance de ces messieurs ne paraissant que dans leurs ouvrages, n'eût été connue de personne.

Car vous savez bien que c'est là tout le mal, et que cette tache dont on fait tant de bruit, personne ne s'en soucie. Vous n'avez pas voulu le dire parce que vous êtes sage. Vous vous renfermez dans les bornes strictes de votre justification, et par une modération dont il y a peu d'exemples, en répondant aux mensonges qu'on a publiés contre vous, vous taisez les vérités qui auraient pu faire quelque peine à vos calomniateurs. A quoi vous servait en effet, assuré de vous disculper, d'irriter des gens qui, tout méprisables qu'ils sont, ont une patente, des gages, une livrée; qui, sans être grand chose, tiennent à quelque chose, et dont la haine peut nuire? Et puis, ce que vous taisiez, vous saviez bien que je serais obligé de le dire, que vous seriez ainsi vengé sans coup férir, et que le diable, comme on dit, n'y perdrait rien.

Pour moi, tant que tout s'est borné à quelques articles insérés dans les journaux italiens, à quelques libelles obscurs signés par des pédants, j'en ai ri avec mes amis, sachant que, comme vous le dites très-bien, peu de gens s'intéressent à ces choses, et que ceux-là ne se méprendraient pas aux motifs de tant de rage et de si grossières calomnies. Depuis huit mois que ces messieurs nous honorent de leurs injures, vous savez en quels termes je vous en ai écrit: c'était, vous disais-je, une canaille ( 1 ) qu'il fallait laisser aboyer. J'avais raison de les mépriser; mais j'avais tort de ne pas les craindre, et, à présent que je voudrais me mettre en garde contre eux, il n'est peutêtre plus temps.

Je fais cependant quelquefois une réflexion qui me rassure un peu: Colomb découvrit l'Amérique, et on ne le mit qu'au cachot; Galilée trouva le vrai système du monde, il en fut quitte pour la prison. Moi, j'ai trouvé cinq ou six pages dans lesquelles il s'agit de savoir qui baisera Chloé; me fera-t-on pis qu'à eux? Je devrais être tout au plus blámé par la Cour. Mais la peine n'est pas toujours proportionnée au délit, et c'est là ce qui m'inquiète.

Vous dites que les faits sont notoires; votre récit et celui de M. Furia s'accordent peu néanmoins. Il y a dans le sien beaucoup de faussetés, beaucoup d'omissions dans le vôtre. Vous ne dites pas tout ce que vous savez, et

(1) Canaille, des chambellans! Ceci parut un peut fort, et quelques personnes voulaient que l'auteur le supprimát.

peut-être aussi ne savez-vous pas tout: moi, qui suis moins circonspect, mieux instruit et d'aussi bonne foi, je vais suppléer à votre silence.

Passant à Florence, il y a environ trois ans, j'allai avec un de mes amis, M. Akerblad, membre de l'Institut, voir la bibliothèque de l'abbaye de cette ville. Là, entre autres manuscrits d'une haute antiquité, on nous en montra un de Longus. Je le feuilletai quelque temps, et le premier livre, que tout le monde sait être mutilé dans les éditions, me parut tout entier dans ce manuscrit. Je le rendis et n'y pensai plus. J'étais alors occupé d'objets fort différents de ceux-là. Depuis, ayant parcouru la France, l'Allemagne et la Suisse, je revins en Italie, et avec vous à Florence, où, me trouvant du loisir, je copiai de ce manuscrit ce qui manquait dans les imprimés. Je me fis aider dans ce travail par messieurs Furia et Bencini, employés tous deux à la bibliothèque de Saint-Laurent, où le manuscrit se trouvait alors. En travaillant avec eux, j'y fis, par étourderie, une tache d'encre qui couvrait une vingtaine de mots dans l'endroit inédit déjà transcrit par moi. Pour réparer en quelque sorte ce petit malheur, j'offris, sans qu'on me le demandât, ma copie, c'est-à-dire, celle que nous avions faite ensemble, moi, M. Furia et son aide, laquelle étant de trois mains, faite sur l'original même, et revue par trois personnes avant l'accident, avait une exactitude et une authenticité qui eût manqué à toute autre. On la dédaigna d'abord, comme ne pouvant tenir lieu de l'original, et ensuite on l'exigea; mais alors j'avais des

raisons pour la refuser. Je payai ces messieurs et m'en vins de Florence à Rome, où ayant trouvé, comme je l'espérais, d'autres manuscrits de Longus, je fis imprimer à mes frais le texte de cet auteur, avec les variantes de Rome et de Florence. Cette édition ne se vend point, je la donne à qui bon me semble; mais le fragment de Florence, imprimé séparément, se donne gratis à qui veut

l'avoir.

Dans tout ceci, Monsieur, je n'invoquerai point votre témoignage, dont heureusement je puis me passer. Je vois votre prudence; j'entre dans tous vos ménagements, et ne veux point vous commettre avec les puissances en vous contraignant à vous expliquer sur d'aussi grands intérêts. Si on vous en parle, haussez les épaules, levez les yeux au ciel, faites un soupir, ou un sourire, et dites que le temps est au beau.

Mais avant d'aller plus loin, souffrez, Monsieur, que je me plaigne de la manière dont vous me faites connaître au public. Vous m'annoncez comme auteur d'une traduction de Longus parfaitement inconnue, brochure anonyme dont il n'y a que très peu d'exemplaires dans les mains de quelques amis; et, comme on ne me connaît pas plus que ma traduction, vous apprenez à vos lecteurs que je suis un helléniste, fort habile, dites-vous. On ne pouvait plus mal rencontrer. Si je suis habile, ce n'est pas dans cette occasion que j'en ai fait preuve. Ayant découvert cette bagatelle, qui complète un joli ouvrage mutilé depuis tant de siècles, vous voyez le parti que j'en ai su

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