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il m'a fallu leur dire les mœurs du temps passé. J'ai cru faire merveille d'user des termes mêmes de tant d'auteurs qui nous ont laissé des mémoires; puis il se trouve que ces termes choquent le procureur du roi, qui les approuve dans mes auteurs, et les poursuit partout ailleurs. Pouvais-je deviner cela, prévoir, me douter seulement que des traits délicieux, divins, venant d'une marquise de Sévigné, d'une mademoiselle de Montpensier, ou d'une princesse de Conti, répétés par moi, feraient horreur, et que les propres mots de ces femmes célèbres, loués, admirés dans leurs écrits, dans les miens seraient des attentats contre la décence publique.

Oh! que vous serez bien surpris, bonnes gens du pays, mes voisins, mes amis, quand vous saurez que notre morale, à Paris, passe pour déshonnête, que ces mêmes discours qui là-bas vous semblaient austères, ici alarment la pudeur et scandalisent les magistrats! Quelle idée n'allez-vous pas prendre de la sévérité, de la pureté des mœurs dans cette capitale, où l'on met au rang des vauriens, on interroge sur la sellette l'homme qui, chez vous, parut juste, et dont la vie fut au village exemple de simplicité, de paix, de régularité. Tout de bon, Messieurs, pent-on croire que cette accusation soit sérieuse? Le moyen de se l'imaginer? Où trouver la moindre apparence, le moindre soupçon d'offense à la morale publique, dans un écrit dont le public, non seulement approuve la morale, mais la juge même trop rigide pour le train ordinaire du monde, et dont plusieurs se moqueraient

comme d'un sermon de Janséniste, s'il n'était appuyé, soutenu de la pratique et de la vie tout entière de celui qui parle. En bonne foi, je commence à croire qu'il y a du vrai dans ce qu'on m'a dit. Ce sont des gens instruits de vos façons d'agir, Messieurs les procureurs du roi, qui m'ont averti de cela. Dans les écrits, vous attaquez rarement ce qui vous déplaît. Quand vous criez à la morale, ce n'est pas la morale qui vous blesse. Ici, après beaucoup d'hésitation, de doute, pour fonder une accusation, vous prenez quelques passages, les plus abominables, les plus épouvantables que vous ayez pu découvrir; et ces passages, les voici : écoutez, de grâce, Messieurs; juges et jurés, écoutez, si vous le pouvez sans frémir, ces horreurs que l'on vous dénonce : les prêtres donnent tout à Dieu; les leçons de la cour ne sont pas les meilleures; les préfets quelquefois font des législateurs; nos princes avec nous seraient mieux qu'avec leurs ancê– tres. C'est là ce qui vous émeut, avocats-généraux et procureurs du roi! pour cela vous faites tant de bruit? Votre zéle s'enflamme, et la fidélité.... Non, vous avez beau dire, il y a quelque autre chose; si tout était de ce ton dans le pamphlet que l'on poursuit au nom de la décence et des mœurs, si tout eût ressemblé à ces phrases coupables, on n'y eut pas pris garde, et la morale publique ne serait pas offensée. Prenez, Messieurs, ouvrez ce scanda— leux pamphlet aux passages inculpés, calomnieux, horribles, pleins de noirceur, atroces. Vous êtes étonnés, vous ne comprenez pas; mais tournez le feuillet, vous com

prendrez alors, vous entendrez l'affaire; vous devinerez bientôt et pourquoi l'on se fâche, et d'où vient qu'on ne veut pas pourtant dire ce qui fâche. Feuilletez, Messieurs, lisez : Un prince... Vous y voilà; Un jeune prince, au collége... C'est cela même. Que dis-je? il s'agit de morale, de la morale publique ou de la mienne, je crois, ou de celle du pamphlet, n'importe; la morale est l'unique souci de ceux qui me font cette affaire; ils n'ont point d'autre objet, ne voient autre chose, ils chérissent la morale et la cour tout ensemble, l'un et l'autre en même temps. Pourquoi non? Des gens ont aimé la liberté et Bonaparte à la fois indivis.

Mais que vous fait cela, vous, Messieurs les jurés? vous n'êtes pas de la cour, j'imagine. Étrangers à ses momeries, vous devez vouloir dans vos familles la véritable honnêteté, non pas un jargon, des manières. Conterezvous, sortant d'ici, à vos femmes, à vos filles : un homme a osé dire que les dames d'autrefois, ces grandes dames qui vivaient avec tout le monde, excepté avec leurs maris, étaient d'indignes créatures; il les appelle des prostituées. J'ai puni cet homme-là; je l'ai déclaré coupable; on va le mettre en prison pour la morale. Jurés, si vous leur contez cela, ne manquez pas après de leur faire chanter: Charmante Gabrielle, et d'ajouter encore: oui, mes filles, ma femme, cette Gabrielle était une charmante personne. Elle quitta son mari pour vivre avec le roi, et, sans quitter le roi, elle vivait avec d'autres. Aimable friponnerie, fine galanterie, coquetterie du beau monde !

Il y a des gens, mes filles, qui appellent cela débauche; ils offensent la morale, et ce sont des coquins qu'il faut mettre en prison. Evitez, sur toutes choses, les mots, mes filles, les mots de débauche, d'adultère ; et tant que vous vivrez, gardez-vous des paroles qui blessent la décence, le bon ton; ainsi faisait la charmante Gabrielle.

Voilà ce qu'il vous faudra dire dans vos familles, si vous me condamnez ici ; et non seulement à vos familles mais à toutes, vous recommanderez de tels exemples, de telles mœurs. Autant qu'il est en vous, de la France industrieuse, savante et sage qu'elle est, vous ferez la France galante d'autrefois; chez vous, dans vos maisons, vous prêcherez le vice, en me punissant, moi, de l'avoir blâmé ailleurs. Femmes, quittez ces habitudes d'ordre, de sagesse, d'économie; tout cela sent le siècle présent. Vivez à la mode des vieilles cours, non comme ces Ninon de l'Enclos, qui restaient filles, ne se mariaient point pour pouvoir disposer d'elles-mêmes, redoutaient le nœud conjugal; mais comme celles qui le bravaient, moins timides, s'engageaient exprès, afin de n'avoir aucun frein, se faisaient épouses pour être libres; qui..... prenons garde d'offenser encore la morale! comme ces belles dames enfin, dont la conduite est naïvement représentée dans l'écrit coupable. Il y aura cela de curieux dans votre arrêt, s'il m'est contraire, que ne pouvant nier la vérité de cette peinture des anciennes mœurs (car qu'opposer au témoignage des contemporains?), tout en avouant qu'elles étaient telles, vous me condamneriez seulement

pour les avoir appelées mauvaises. Ainsi vous les trouveriez bonnes, et engageriez un chacun à les imiter; chose peu croyable de vous, jurés, à moins que vous n'ayez des grâces à demander, des faveurs et vos profits particuliers sur la dépravation commune.

Il serait aussi bien étrange qu'ayant loué le présent aux dépens du passé, je n'en pusse être absous par vous, gens d'à présent, par vous, magistrats, qui vivez de notre temps, ce me semble; que vous me fissiez repentir de vous avoir jugés meilleurs que vos devanciers, et d'avoir osé le publier; car cela même est exprimé ou sousentendu dans l'imprimé qu'on vous dénonce, et où je soutiens, bien ou mal, que le monde actuel vaut au moins celui d'autrefois, ce qui suppose que je vous préfère aux conseillers de chambre ardente, aux juges d'Urbain Grandier, de Fargue, aux Laubardemont, aux d'Oppède, vous croyant plus instruits, plus justes, et même...... oui, Messieurs, moins esclaves du pouvoir. Est-ce donc à vous de m'en dédire, de me prouver que je m'abusais? et serais-je, par vous, puni de vous avoir estimé trop? J'aurais meilleur marché, je crois, des morts dont j'ai médit, si les morts me jugeaient, que des vivants loués par moi. Tous les écoliers de Ramus, revenant au monde aujourd'hui, conviendraient sans peine que les nôtres en savent plus qu'eux, et sont plus sages; car au moins ils ne tuent pas leurs professeurs. Les dames galantes de Brantôme, en avouant la vérité, de ce que j'ai dit d'elles, s'étonneraient du soin qu'on prend de leur réputation. Si

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