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Le dernier chef d'accusation a été soutenu avec moins d'insistance, et si quelque chose m'étonne encore, c'est qu'on ne l'ait pas entièrement abandonné. Vous penserez comme moi, sans doute, quand je l'aurai remis sous vos yeux.

« O vous, législateurs nommés par les préfets, prévenez » ce malheur (le morcellement des grandes propriétés); >> faites des lois, empêchez que tout le monde ne vive! >> ôtez la terre au laboureur et le travail à l'artisan, par » de bons priviléges, de bonnes corporations. Hâtez-vous; >> l'industrie, aux champs comme à la ville, envahit tout, » chasse partout l'antique et noble barbarie. On vous le » dit, on vous le crie; que tardez-vous encore? qui vous » peut retenir? peuple, patrie, honneur? lorsque vous » voyez lȧ emplois,argent, cordons et le baron de Frimont.>>

Je dois vous le confesser; dans ma simplicité, j'avais imaginé que, par une méprise étrange, mais qui n'est pas plus étrange que le reste de l'accusation, le ministère public avait pris au sérieux les conseils ironiques de l'auteur, et qu'il allait lui reprocher d'avoir engagé les pouvoirs législateurs à faire des lois pour empêcher que tout le monde ne vive, etc., etc.... C'est ainsi seulement que je concevais la possibilité d'une accusation d'outrage à la morale publique, et je me promettais de vous désabuser facilement.

Je m'étais trompé: l'accusation a pris une autre marche; et ici, je ne la comprends plus.

S'il s'agissait d'une accusation politique, je la trou

verais seulement très-mal fondée, mais enfin, je la concevrais, puisque le passage a trait à la politique: mais c'est une accusation de morale publique qu'on vous présente; or, qu'ont de commun avec la morale publique, le mode d'élection des députés, et la recomposition de la grande propiété?

C'est insulter la nation que de prétendre qu'elle abandonne à ses préfets le choix de ses législateurs? Toujours des reproches étrangers à la question! Mais qu'a donc écrit ici M. Courier, que le gouvernement lui-même n'ait dit cent fois à la tribune? Les ministres ne nous ont-ils pas souvent entretenus de la nécessité de donner au gouvernement de l'influence dans les élections? Et comment le gouvernement exerce-t-il cette influence? Par ses agents, apparemment? Et ces agents, qui sont-ils, dans les départements? Les préfets. Qu'a donc dit M. Courier.

Vous offensez les Chambres, en les supposant disposées à faire des lois pour ôter le pain au laboureur. Encore une accusation étrangère au procès, car nous ne sommes point accusés d'offense envers les Chambres, mais d'outrage à la morale publique.

Je répondrai d'un seul mot: si les Chambres se croyaient offensées, elles avaient droit de rendre plainte et de provoquer des poursuites. Elles ne l'ont pas fait; elles ne se sont donc pas jugées offensées; et vous, vous n'avez pas droit, quand elles gardent le silence, de devancer leur plainte et d'agir sans leur provocation.

Avant de quitter cette discussion, je veux, Messieurs

les jurés, vous proposer une épreuve irrécusable pour discerner la vérité de l'erreur, et pour apprécier les charges de l'accusation. Vous n'ignorez pas, et c'est un des plus simples axiomes de la logique, que le contraire d'une proposition fausse est nécessairement une proposition vraie par la même raison, toute proposition qui outra. gera la morale publique, aura nécessairement pour contraire une vérité fondamentale de morale publique. Ainsi qu'un auteur fasse l'apologie du larcin ou du mensonge, vous n'aurez qu'à renverser sa proposition, et vous trouverez que le mensonge, que le larcin sont des actions répréhensibles : ce sont là, en effet, des principes de morale incontestables.

Si, au contraire, la proposition ainsi renversée ne nous donne qu'un sens insignifiant, indifférent ou ridicule, il est évident que la proposition primitive ne renfermait pas d'outrage à la morale publique.

Appliquons aux propositions incriminées cette méthode d'appréciation.

La cour donne tout aux princes;
Les prêtres donnent tout à Dieu;

Les apanages, les listes civiles ne sont pas pour les princes;

Le revenu des abhayes n'est pas pour Jésus-Christ; Le prince, à Chambord, apprendra ce que peuvent enseigner Chambord et la cour;

J'aimerais mieux qu'il vécût avec nous qu'avec ses ancêtres ;

Les courtisans s'enrichissent par la prostitution; Les préfets ont beaucoup d'influence dans la nomination des députés...

Prenons les propositions inverses, et voyons quel est le cathéchisme de morale publique que le ministère accusateur voudrait nous faire adopter:

La cour ne donne rien aux princes ;

Les prêtres ne donnent rien à Dieu;

Les apanages, les listes civiles sont exclusivement pour les princes;

Le revenu des abbayes est exclusivement pour JésusChrist;

Le prince n'apprendra pas à Chambord ce que peut enseigner Chambord ;

J'aimerais mieux qu'il vécût avec ses ancêtres qu'a

vec nous;

Les courtisans ne s'enrichissent pas par la prostitution;

Les préfets n'ont aucune influence sur la nomination des députés.

Voilà ces hautes vérités morales que le ministère public veut nous contraindre d'observer à peine d'amende et de prison! Messieurs, il n'en faut pas davantage. Il n'est point de subtilité, point de sophisme qui puissent résister à cette épreuve, aussi simple qu'infaillible; vous en avez vu les résultats; l'accusation est jugée.

Si, après cette épreuve, vous condamnez l'écrit qui vous est déféré, plus de loi qui puisse rassurer les citoyens,

plus d'écrit qui ne puisse être condamné, plus d'écrivain qui soit assuré de conserver sa fortune et sa liberté. L'accusation d'outrage à la morale publique va devenir pour la France ce que fut, pour Rome dégénérée, l'accusation de lèze-majesté.

C est à vous de conserver à la loi son empire, à la liberté ses garanties; c'est à vous d'empêcher que ce glaive de la justice ne s'égare, et, par un abus déplorable, ne devienne l'instrument des amours-propres offensés. Il est, vous le savez, deux sortes de jugements: les uns, fruits de l'erreur, des préventions ou des ressentiments, sont l'effroi de la société ; l'opinion publique les dénonce à l'histoire, et l'inexorable histoire les inscrit sur ses tables vengeresses: les autres dictés par l'équité, rassurent le corps social, affermissent les états, et sont transmis par la reconnaissance publique à l'estime de la postérité. Voilà quel jugement nous attendons de vous: j'ose croire que cette attente ne sera point trompée.

Ainsi parla Mo Berville, avec beaucoup de facilité, de netteté dans l'expression, et assez de force parfois. A ce discours Paul-Louis voulait ajouter quelques mots, mais ses amis l'en empêchèrent, en lui remontrant qu'il n'avait de sa vie parlé en public, et que ce serait un vrai miracle qu'il pût soutenir les regards de toute une assemblée ; qu'ignorant entièrement les convenances du barreau, où s'est établie une sorte de cérémonial, d'étiquette gênante, impossible à deviner, il ferait des fautes dont ses ennemis ne manqueraient pas de profiter, et

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