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pris à connaître, nous permet de prévoir, en quelque façon, le système de l'accusation, d'en démêler l'erreur et de méditer nos réponses. Ici, je l'avoue, j'ai vainement cherché à deviner le système du ministère accusateur; il m'a été impossible de concevoir par quels arguments, je ne dis pas raisonnables, mais du moins soutenables, pourrait trouver dans les pages incriminées un délit d'outrage à la morale publique; et l'accusation doit à l'excès même de son absurdité, l'avantage de surprendre son adversaire et de le trouver désarmé.

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Soyons juste, toutefois, et, après avoir écouté l'orateur du ministère public, reconnaissons que l'embarras de l'accusation a dù surpasser encore l'embarras de la défense. Vous en pouvez juger par le soin avec lequel on a constamment évité d'aborder la question. Vous aviez imaginé, sans doute, que, dans une accusation d'outrage à la morale publique, on allait commencer par définir la morale publique ; et puis expliquer comment l'auteur l'avait outragée. Point du tout. Vous avez entendu de nombreux mouvements oratoires; d'éloquentes amplifications sur le clergé, sur la noblesse, sur François Ier, sur Louis XIV, sur le duc de Bordeaux, sur Chambord; des personnalités amères (et beaucoup trop amères) contre l'écrivain inculpé........ mais de la morale publique, pas un mot: tout se trouve traité dans le réquisitoire du ministère accusateur, hormis l'accusation.

Ainsi, je me félicitais d'avoir enfin à défendre, en matière de délits de la presse, une cause étrangère à la poli

tique. «Du moins, me disais-je, je ne serai plus condamné à traiter ces questions si délicates, que l'on n'aborde qu'avéc inquiétude,que l'on ne discute jamais avec une entière liberté. Je n'aurai plus à redouter dans mes juges la dissidence des opinions, l'influence des préventions politiques. Tout le monde est d'accord sur les principes de la morale; nous parlerons, le ministère public et moi, un langage commun, que toutes les opinions pourront comprendre et juger...........

Et voilà qu'on nous fait une morale politique! Voilà qu'on s'efforce encore, dans une cause où la politique n'a rien à démêler, de parler aux passions politiques! On commence par reprocher à M. Courier d'avoir dit irrespectueusement, en parlant du duc de Bordeaux, que son MÉTIER est de régner un jour, et d'avoir employé d'autres expressions également familières, sans songer que c'est un villageois que l'auteur a mis en scène, et que le langage d'un villageois ne peut pas être celui d'un académicien! On lui impute à crime d'avoir traité un pareil sujet sans dire un seul mot de l'auguste naissance du jeune prince; de sorte que désormais les écrivains devront répondre à la justice, non-seulement de ce qu'ils auront dit, mais encore de ce qu'ils n'auront pas dit! Enfin, par une réflexion un peu tardive, on reconnaît que ce n'est pas là l'objet de l'accusation; et cependant on a cru pouvoir se permettre d'en faire un sujet d'accusation!

Vous le voyez, Messieurs les Jurés, la marche incer

taine de l'accusation trahit à chaque pas sa faiblesse et sa nullité. Aux définitions, qu'on n'ose donner, on substitue les lieux-communs oratoires, à défaut de la raison qu'on ne peut convaincre, on cherche à soulever les passions; au délit de la loi, qu'on ne peut établir, on s'efforce de substituer le délit d'opinion.

Ce n'est point ainsi que procédera la défense; tout, chez elle, sera clair et précis. Mais avant d'aborder la discussion relative à l'écrit, qu'il nous soit permis de rappeler les considérations personnelles à l'écrivain. Ces considérations ne sont pas indifférentes. Dans les délits purement politiques, la criminalité peut, jusqu'à certain point, être indépendante du caractère de l'auteur : la passion, l'erreur, le préjugé peuvent faire d'un honnête homme, un citoyen coupable: mais l'auteur d'un outrage à la morale publique est nécessairement un homme immoral il y a incompatibilité entre la moralité de la conduite et l'immoralité des principes, et justifier l'auteur, c'est déjà justifier l'ouvrage.

Paul-Louis Courier, l'un de nos savants les plus estimés et de nos plus spirituels écrivains, entra, au sortir de ses études, dans le corps du génie militaire. Officier d'artillerie, distingué par ses talents, il pouvait fournir une carrière brillante; mais lorsqu'il vit le chef de l'armée envahir le pouvoir et dévorer la liberté, il refusa de servir la tyrannie, il s'éloigna. Retiré à la campagne, il partagea ses journées entre les utiles travaux de l'agriculture et les nobles travaux des lettres et des arts. Gendre

d'un helléniste célèbre (1), il marcha sur ses traces avec honneur; nous devons à ses recherches le complément de l'un des précieux monuments de la littérature ancienne : l'ouvrage de Longus offrait une lacune importante. M. Courier, dans un manuscrit vainement exploré par d'autres mains, découvrit le passage jusqu'alors inconnu, et donna un nouveau prix à sa découverte par l'habileté avec laquelle, imitant le vieux style et les grâces naïves d'Amyot, il compléta la traduction en même temps que l'original. Ce succès eut pour lui des suites assez fâcheuses par un bizarre effet de la fatalité qui semble le poursuivre, l'auteur qu'on accuse aujourd'hui pour un écrit moral, fut alors persécuté à l'occasion d'un roman pastoral. Sa fermeté triompha de la persécution. Depuis ce temps, retiré à la campagne, cultivateur laborieux, père, époux, citoyen estimable, il a constamment vécu loin de la capitale, étranger aux partis, quelquefois persécuté, jamais persécuteur; refusant, pour garder son indépendance, les places qu'on lui offrit plus d'une fois; se délassant, par l'étude des lettres, de ses travaux agricoles, et ne tirant aucun profit de ses ouvrages, que les applaudissements du public et l'estime des juges éclairés. C'est là qu'il s'occupait encore d'un nouveau travail, honorable pour sa patrie, lorsqu'une accusation, bien imprévue sans doute, est venue l'arracher à ses études, à ses champs, à sa famille étrange récompense des hommes qui font la gloire de leur pays!

(1) M. Clavier, de l'institut.

Voilà l'écrivain immoral que l'on traduit devant vous ! voilà le libelliste qu'on signale à votre indignation! Certes, il conviendrait que l'accusation y regardât à deux fois, avant de s'attaquer à de tels hommes.

Par quelle inconcevable fatalité tout ce qu'il y a de plus honorable dans la littérature française, semble-t-il successivement appelé à siéger sur le banc des accusés ? Tourà-tour le spirituel rédacteur de la correspondance administrative et l'ingénieux Ermite de la Chaussée-d'Antin, l'auteur des deux Gendres et l'auteur des Délateurs, ont porté sur ce hanc leurs lauriers; les Bergasse et les Lacretelle leurs cheveux blancs, l'archevêque de Malines sa toge épiscopale, le peintre de Marius ses longues infortunes. La Cour d'assises semble être devenue une succursale de l'Académie française....... Messieurs, cette exhubérance de poursuites, cette succession d'attaques, non pas contre d'obscurs pamphlétaires, mais contre les plus distingués de nos écrivains; cette guerre déclarée par le ministère public à la partie la plus éclairée de la nation française, révèle nécessairement une erreur fondamentale dans les doctrines de l'accusation. Lorsqu'en dépit des persécutions, des emprisonnements, des amendes, les meilleurs esprits s'obstinent à comprendre la loi, à user de la loi dans un sens opposé au pouvoir qui les accuse, il est évident que ce pouvoir entend mal la loi, et se fait illusion par un faux, système. Cette erreur, involontaire sans doute, le ministère public nous saura gré de la lui signaler. Elle consiste à considérer comme

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