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» propriétés); faites des lois, empêchez que tout le monde >> ne vive! ôtez la terre au laboureur et le travail à l'arti»san, par de bons priviléges, de bonnes corporations. » Hâtez-vous; l'industrie, aux champs comme à la ville, » envahit tout, chasse partout l'antique et noble bar» barie. On vous le dit, on vous le crie : que tardez-vous >> encore? Qui vous peut retenir? peuple, patrie, hon» neur, lorsque vous voyez là emplois, argent, cordons » et le baron de Frimont? »>

Il y a ici injure à la nation entière. Car on l'accuse de se laisser mener par les préfets, et ceux-ci de mener la nation. Quelle insigne fausseté! Voyez la médisance! Accuser la nation d'une si lâche faiblesse, les préfets d'une telle audace, n'est-ce pas outrager à la fois et la morale publique et celle des préfets? Il faut donc venger la morale, qui est, dit maître de Broë, le patrimoine du peuple. Oui, que le peuple ait la morale; c'est son vrai patrimoine. Cela vaut mieux que des terres ; et vengeons, punissons. Variations sur cet air : oui, punissons, vengeons.

Pour conclure, maître de Broë prie, dans son patois, les jurés de réprimer vigoureusement tous ceux qui écrivent en français, et se font lire avec plaisir. Sûr de son affaire, il s'écrie: La société sera satisfaite! (C'est la société de Jésus.)

Tel fut, en substance, le dire de M. l'avocat-général; et toutes ses raisons, si longuement déduites que personne, hors les intéressés, n'eut la patience de l'écouter,

furent encore étendues, développées, amplifiées dans le résumé très-prolixe qu'en fit M. le président, où même il ajouta du sien, disant que l'auteur de la brochure écrivait pour encourager la prostitution, et gâter, par ce vilain mot, l'innocence des courtisans. Mais ceci vint ensuite; il s'agit à présent de la belle harangue de maître de Broë.

Ce discours, m'a-t-on dit, n'est pas extraordinaire au barreau, où l'on entend des choses pareilles, chaque jour, en plein tribunal, prononcées avec l'assurance que n'avaient pas les Daguesseau. Nous en sommes surpris, nous à qui cela est nouveau, et concevons malaisément qu'un homme, siégeant, comme on dit, sur les fleurs de lis, sachant lire, un homme ayant reçu l'éducation commune, puisse manquer assez de sens, d'instruction, de goût, pour ne trouver dans ces paroles d'un paysan à un grand prince, ton métier sera de régner, qu'une injure, et ne pas sentir que ce mot vulgaire de métier, relève, ennoblit l'expression, par cela même qu'il est vulgaire, tellement qu'elle ne serait pas déplacée dans un poème, une composition du genre le plus élevé, une ode à la louange du prince. Si on n'en saurait dire autant des autres termes employés par l'auteur, dans le même endroit, ils ont tous du moins le ton de simplicité naïve convenable au personnage qui parle, et le public ne s'y est pas trompé, souverain juge en ces matières. Personne ayant le sens commun n'a vu là-dedans rien d'offensant pour le jeune prince, auquel il serait à souhaiter qu'on fit entendre ce langage de bonne heure, et toute sa vie. Mais il

ne faut pas l'espérer. Car tous les courtisans sont des Jean de Broë qui croient ou font semblant de croire qu'on outrage un grand, quand d'abord pour lui parler on ne se met pas la face dans la boue. Ils ont leurs bonnes raisons, comme dit la brochure, pour prétendre cela, et trouvent leur compte à empêcher que jamais front d'homme n'apparaisse à ceux qu'ils obsèdent. Cependant, il faut l'avouer, quelques-uns peuvent être de bonne foi, qui, habitués comme tous le sont aux sottes exagérations de la plus épaisse flagornerie, finissent par croire insultant, tout ce qui est simple et uni; insolent, tout ce qui n'est pas vil. C'est par là, je crois, qu'on pourrait excuser maître de Broë. Car il n'était pas né peut-être avec cette bassesse de sentiments. Mais une place, une cour à faire.....

Le même jour qui met un homme libre aux fers
Lui ravit la moitié de sa vertu première.

Et voilà comme généralement on explique la persécution élevée contre cette brochure, au grand étonnement des gens les plus sensés du parti même qu'elle attaque. Répandue dans le public, elle est venue aux mains de quelques personnages comme Jean de Broë, mais placés au-dessus et en pouvoir de nuire, qui, aux seuls mots de métier, de layette, de bavette, sans examiner autre chose, aussi incapables d'ailleurs de goût et de discernement, que d'aucune pensée tant soit peu généreuse, crurent l'occasion belle pour déployer du zèle, et crièrent outrage aux personnes sacrées. Mais on se moqua d'eux, il fallut

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renoncer à cette accusation. Un duc, homme d'esprit, quoiqu'infatué de son nom, trouva ce pamphlet piquant, le relut plus d'une fois, et dit : Voilà un écrivain qui ne nous flatte point du tout. Mais d'autres ducs ou comtes, et le sieur Siméon, qui ne sont pas gens à rien lire, ayant ouï parler seulement du peu d'étiquette observée dans cette brochure, prirent feu là-dessus, tonnèrent contre l'auteur, comme ce président qui jadis voulut faire pendre un poète pour avoir tutoyé le prince dans ses vers. Si maître Jean a des aïeux, s'il descend de quelqu'un, c'est de ce bon président, et si vous n'en sortez, vous en devez sortir (1), maître Jean Broë. Mais qu'est-ce donc que la cour, où des mots comme ceux-là soulèvent, font explosion? et quelle condition que celle des souverains entourés, dès le berceau, de pareilles gens! Pauvre enfant! O mon fils, né le même jour, que ton sort est plus heureux. Tu entendras le vrai, vivras avec les hommes, tu connaîtras qui t'aime ; ni fourbes, ni flatteurs n'approcheront de toi.

Après l'avocat-général, Me Berville parla pour son client, et dit : MESSIEURS LES JURÉS,

Si, revêtus du ministère de la parole sacrée, vous veniez annoncer aux hommes les vérités de la morale, on ne vous verrait point, sans doute, timides censeurs, faciles moralistes, composer avec la corruption et dégrader; par des ménagements prévaricateurs, votre auguste ca

(1) Boileau.

ractère. Vous sauriez vous armer, pour remplir vos devoirs, d'indépendance et d'austérité. La haine du vice ne se cacherait point sous les frivoles délicatesses d'un langage adulateur; vos paroles, animées d'une vertueuse énergie, lanceraient tour à tour sur les hommes dépravés les foudres de l'indignation et les traits pénétrants du sarcasme. Vous n'iriez point contrister le pauvre, alarmer la conscience du faible, et baisser, devant le vice puissant, un œil indignement respectueux; mais votre voix généreuse autant que sévère, flétrirait jusque sous la pourpre, les bassesses de la flatterie et de la corruption des cours. Faudrait-il vous applaudir ou vous plaindre? Je sais quel prix vous serait dû : sais-je quel prix vous serait réservé! Seriez-vous offerts à l'estime publique en apôtres des mœurs, de la vérité ? Seriez-vous traduits en criminels devant la cour d'assises?

Qu'a fait de plus l'auteur que je défends? A l'exemple des écrivains les plus austères, il a opposé aux vices brillants des cours la simplicité des vertus rustiques; on a pris contre lui la défense des cours : il s'est indigné contre des scandales; on s'est scandalisé de son indignation : il a plaidé la cause de la morale publiquement outragée; on l'accuse d'avoir outragé la morale publique.

Je ne dois point vous dissimuler, Messieurs les Jurés, l'embarras extrême que j'ai éprouvé lorsqu'il s'est agi de préparer la défense de cette cause. Ordinairement, l'expérience des doctrines du ministère public, que nous partageons rarement, mais que du moins nous avons ap

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