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me dit-il, avoir le prince, mais non la cour. Les princes, en général, sont bons, et n'était ce qui les entoure, il y aurait plaisir à demeurer près deux; ce seraient les voisins du monde les meilleurs ; charitables, humains, secourables à tous, exempts des vices et des passions que produit l'envie de parvenir, comme ils n'ont point de fortune à faire. J'entends les princes qui sont nés princes; quant aux autres, sans eux eût-on jamais deviné jusqu'où peut aller l'insolence? Nous en pouvons parler, habitants de Chambord. Mais ces princes enfin, quels qu'ils soient, d'ancienne ou de nouvelle date, par la grace de Dieu ou de quelqu'un, affables ou brutaux, nous ne les voyons guères; nous voyons leurs valets, gentilshommes ou vilains, les uns pires que les autres; leurs carrosses qui nous écrasent, et leur gibier qui nous dévore. De tout temps le gibier nous fit la guerre. Une seule fois il fut vaincu, en mil sept cent quatre-vingt-neuf : nous le mange âmes à notre tour. Maîtres alors de nos héritages, nous commencions à semer pour nous, quand le héros parut et fit venir d'Allemagne des parents ou alliés de nos ennemis morts dans la campagne de quatrevingt-neuf. Vingt couples de cerfs arrivèrent, destinés à repeupler les bois et ravager les champs pour le plaisir d'un homme, et la guerre ainsi rallumée continue. Depuis lors, nous sommes sur le qui vive, menacés chaque jour d'une nouvelle invasion des bêtes fauves, ayant à leur tête Marcellus ou Marcassus. Paris en saura des nouvelles, et devrait y penser au moins autant que nous.

Paris fut bloqué huit cents ans par les bêtes fauves, et sa banlieue, si riche, si féconde aujourd'hui, ne produisait pas de quoi nourrir les gardes-de-chasse. Pour moi, je vous l'avoue, en de pareilles circonstances, songeant à tout cela, considérant mûrement, rappelant à ma mémoire ce que j'ai vu dans mon jeune âge, et qu'on parle de rétablir, je fais des vœux pour la bande noire, qui, selon moi, vaut bien la bande blanche, servant mieux l'état et le roi. Je prie Dieu qu'elle achète Chambord.

En effet, qu'elle l'achète six millions; c'est le moins à cinq cents francs l'arpent: tel arpent de la futaie vaut dix fois plus; que le tout soit revendu à huit millions à trois ou quatre mille familles, comme nous avons vu dé– pecer tant de terres ici, et ailleurs. Je trouve à cela beaucoup et de grands avantages pour le public et pour un nombre infini de particuliers. Premièrement, acheteurs et vendeurs s'enrichissent, travaillent, cultivent au profit de tous et de chacun. L'état, le trésor ou le roi, ou enfin qui vous voudrez, reçoit, tant en impôts que droits de mutation, la valeur du fonds en vingt ans : huit millions, c'est par an quatre cent mille francs qu'on diminuera du budget, quand le budget se pourra diminuer; nous, voisins de Chambord, nous y gagnons sur tous. Plus de gibier qui détruise nos blés, plus de gardes qui nous tourmentent, plus de valetaille près de nous, fainéante, corrompue, corruptrice, insolente; au lieu de tout cela, une colonie heureuse, active, laborieuse, dont l'exemple autant que les travaux nous profiteront pour bien vivre ;

colonie qui ne coûte rien, ni transport, ni expédition, ni flotte, ni garnison; point de frais d'état-major ni de gouvernement; point de permission ni de protection à obtenir de l'Angleterre; c'est autre chose que le Sénégal. Et de fait, remarquez, me dit-il, que l'on envoie ici des missionnaires chez nous, et en Afrique des gens qui ont besoin de terre; double erreur : en Afrique, il faut des missionnaires; en France, des colonies. Là doivent aller ces bons pères, où ils auront à convertir païens, musulmans, idolâtres; ici doivent rester les colons, où il y a tant à défricher, et où les domaines de la couronne sont encore tels que les trouva le roi Pharamond.

Cette pensée me plut; mais les gens de Chambord, comme vous voyez, ont peu d'envie de faire partie d'un apanage, croyant peut-être qu'il vaut mieux être à soi qu'au meilleur des princes, à part l'intérêt que chacun y peut avoir personnellement; car il n'en est pas un, je crois, qui n'achetât plus volontiers pour lui-même un morceau de Chambord que le tout pour les courtisans ; ils aiment mieux d'ailleurs pour voisins de bons paysans comme eux, laboureurs, petits propriétaires, qu'un grand, un protecteur, un prince; et en tant qu'il nous touche, je suis de cet avis. Je prie Dieu, pour la bande noire, qui d'elle-même doit avoir Dieu favorable, car elle aide à l'accomplissement de sa parole. Dieu dit : Croissez, multipliez, remplissez la terre, c'est-à-dire, cultivezla bien; car, sans cela, comment peupler? et la partagez; sans cela, comment cultiver? Or, c'est à faire ce

partage d'accord, amiablement, sans noise, que s'emploie la bande noire, bonne œuvre et sainte, s'il en est.

Mais il y a des gens qui l'entendent autrement. La terre, selon eux, n'est pas pour tous, et surtout elle n'est pas pour les cultivateurs, appartenant de droit divin à ceux qui ne la voient jamais et demeurent à la cour. Ne vous y trompez pas le monde fut fait pour les nobles. La part qu'on nous en laisse est pure concession, émanée de lieu haut, et partant révocable. La petite propriété, octroyée seulement, comme telle, peut être suspendue et le sera bientôt, car nous en abusons ainsi que de la Charte. D'ailleurs, et c'est le point, la grande propriété est la seule qui produise. On ne recueillera plus, on va mourir de faim, si la terre se partage, et que chacun en ait ce qu'il peut labourer. Au laboureur aussi cultivant pour soi seul, sans ferme ni censive, la terre ne rend rien ; il la paie bien cher; il achète l'arpent huit ou dix fois plus cher que le gros éligible qui place à deux et demi; c'est qu'il n'en tire rien. Si tant est qu'il laboure, le petit propriétaire, la bêche, l'ignoble bêche, disent nos députés, déshonore le sol, bonne tout au plus à nourrir une famille, et quelle famille! en blouse, en guêtres, en sabots. Le pis, c'est que la terre morcelée, une fois dans les mains de la gent corvéable, n'en sort plus. Le paysan achète du monsieur, non celui-ci de l'autre, qui ayant payé cher, vendrait plus cher encore. L'honnête homme, bloqué chez lui par la petite propriété, ne peut acquérir aux environs, s'étendre, s'arron

dir (il en coûterait trop), ni le château ravoir les champs qu'il a perdus. La grande propriété, une fois décomposée, ne se recompose plus. Un fief, une abbaye sont malaisés à refaire; et comme chaque jour les gens les mieux pensants, les plus mortels ennemis de la petite propriété, vendent pourtant leurs terres, alléchés par le prix, à l'arpent, à la perche, et en font les morceaux les plus petits qu'ils peuvent, la bêche gagne du terrain, la rustique famille bâtit et s'établit sans aller pour cela en Amérique, aux Indes; les grandes terres disparaissent, et le capitaliste, las d'espérer, de craindre ou la hausse ou la baisse, ne sait comment placer. Il y aurait moyen de se faire un domaine sans acheter en détail, ce serait de défricher. Mais, diantre, il ne faut pas, et les lois s'y opposent, afin de conserver; on en viendra là cependant, si le morcellement continue : les landes, les bruyères périront. Quelle pitié! quel dommage! O vous, législateurs nommés par les préfets, prévenez ce malheur, faites des lois, empêchez que tout le monde ne vive! Otez la terre au laboureur, et le travail à l'artisan, par de bons priviléges, de bonnes corporations; hâtezvous, l'industrie, aux champs comme à la ville, envahit tout, chasse partout l'antique et noble barbarie; on vous le dit, on vous le crie : que tardez-vous encore? qui vous peut retenir? peuple, patrie, honneur ? lorsque vous voyez là emplois, argent, cordons, et le baron de Fri

mont.

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