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m'offrait alors 750 francs l'arpent, il se faisait 3,750 fr., à ne calculer qu'au prix qu'on me donnait de ce bois, et sans doute il l'a mieux vendu. Vous voyez, Messieurs, qu'ayant le choix et disposant, comme il faisait, de mon bien à sa fantaisie, il n'y avait pas à balancer.

Cette différence de valeur, entre le bois qu'il me prenait et celui que je lui ai vendu, serait facile à vérifier s'il était question de cela, mais ce n'est pas de quoi il s'agit; le point à discuter entre nous n'est pas de savoir si je lui devais, ni ce que je lui devais, ni s'il m'a pris plus ou moins. Il me prend mon bien, voilà le fait, et puis il dit que je lui dois. Il me prend mon bien en mon absence, puis il entre en compte avec moi. Et où en serais-je, je vous prie, si chacun de ceux à qui je puis devoir s'en venait abattre mon bois, cueillir, avant le temps, mes fruits ou ma vendange, et couper mon blé en herbe? Car ces cinq arpents n'avaient pas l'âge d'être exploités. Bourgeau coupe, en 1816, ce qui ne devait l'être qu'en 1817; il m'ôte d'avance mon revenu, me prive d'avance de ma subsistance. Il me prend mon bien, non-seulement sans aucun droit, sans aucun titre (car je ne lui vendis jamais la coupe de 1817), mais remarquez ceci, Messieurs, il me prend ce qu'il avait promis de ne pas prendre, promis par écrit, et signé. C'est ce que vous pouvez voir, Messieurs, dans l'acte même fait entre nous, et dont voici les propres termes:

L'adjudication sera faite avec toute garantie de fait et de droit, mais sans perfection de mesure, en totalité

ou par coupe, sans pouvoir anticiper sur la coupe de l'année prochaine, M. Courier n'entendant vendre que les deux coupes ci-dessus désignées.

Cette dernière clause vous paraîtra bizarre, et elle l'est en effet. Je ne crois pas qu'on ait jamais mis rien de pareil dans aucun acte. Qui jamais s'est avisé de dire: Je vends tel pré, à condition qu'on ne fauchera pas le pré voisin; ou bien tel champ, à condition qu'on ne moissonnera pas hors des limites de ce champ? Ayant désigné ce que je vendais, tout le reste n'était-il pas réservé de droit? et à quoi bon faire mention de ce que je ne vendais pas? Vous reconnaîtrez là, Messieurs, mon peu de science en affaire. J'avais envie de vendre mes deux coupes à Bourgeau, que je connaissais pour un des bons marchands du pays, fort exact, payant bien; mais d'autre part je le craignais, à cause de quelques procès qu'il avait eus, tout récemment, pour délits par lui commis dans les bois qu'il exploitait, et voyant près de ces deux coupes, que je mettais en vente, mes plus beaux et meilleurs taillis, j'avais peur que la tentation ne fùt trop forte pour lui. Là-dessus donc j'imaginai, comme un expédient admirable, une sûre garantie, la clause que vous venez d'entendre, par laquelle Bourgeau s'engageait à ne toucher, sous aucun prétexte, à ma coupe de 1817, en abattant les deux autres.

Il le promit bien et signa; et moi qui me fiais à cela, je m'en allai, je voyageai, me croyant à l'abri de toute usurpation de sa part, et persuadé qu'il n'oserait couper

une seule hart au-delà de ce qui lui revenait, tant je pensais l'avoir bien lié par cette convention écrite, qui me paraissait inviolable; mais à mon retour, je trouvai qu'il n'en avait tenu compte, et qu'il avait abattu tout au travers de mes bois ce qui lui avait paru à sa bienséance, c'est-à-dire, dans ma meilleure coupe, tout le meilleur et le plus beau, à son choix, sans suivre aucune ligne, prenant ceci et laissant cela, selon qu'il lui convenait ou non. Car, en tel endroit, il s'enfonce de cinquante pas dans cette coupe, ailleurs il s'en tient aux limites. Il en use comme j'aurais pu faire, moi propriétaire, si j'eusse voulu me défaire du plus beau bois de ma forêt, sans égard à l'ordre des coupes, et gâter mon bien par plaisir.

Je n'ai jamais plaidé, quoique possesseur de terre, et ne sais guères ce que c'est qu'on appelle procès et chicane; mais j'ai ouï dire des merveilles de l'habileté des avocats à obscurcir ce qui est clair, et à donner au tort l'apparence du droit. Ici, Messieurs, je vous l'avoue, je suis curieux de voir, comment on s'y prendra pour montrer que Bourgeau a pu, avec justice, user et abuser de ma propriété, couper dans mes bois cinq arpents non vendus à lui, ni cédés en aucune façon; mais, au contraire, comme vous voyez, très-expressément réservés, et, de la sorte, enfreindre la principale clause du contrat fait entre nous. J'ai souvent cherché en moi-même ce qu'il pourrait alléguer pour se justifier là-dessus. D'erreur, il n'y en saurait avoir, comme je l'ai dit en com

mençant, chaque coupe formant un carré dont les quatre angles sont marqués par des fossés de brisées (c'est ainsi qu'on les appelle), dans toute l'étendue de la forêt. De dire que ses trente arpents, mesure exprimée dans l'acte, lui devaient être complétés, j'ai déjà répondu à cela. Voudra-t-il arguer de ce qu'on n'a point fait de brisées d'un angle à l'autre de chacune des coupes vendues, pour en achever le tracé et déterminer les côtés? Mais cela même est contre lui; car c'était à lui d'exiger que ces brisées fussent faites, d'autant plus que, s'étant engagé à ne point anticiper sur la coupe contiguë à celles qu'il exploitait, il lui importait que cette coupe fût séparée des autres dans toute sa longueur par une ligne invariable. Cette raison d'ailleurs se pourrait écouter, s'il s'agissait entre nous de quelques arbres seulement; et d'une fausse direction dans la ligne d'exploitation, qui, après tout, n'emporterait au plus que quelques pieds; mais c'est précisément aux angles de la dernière coupe, là où les limites sont marquées par ces fossés de brisées, qu'il les a passées, non de quelques pieds, mais de cinquante pas. Tout cela est facile à voir sur le terrain.

Je ne puis donc imaginer ce qu'il dira pour sa défense, et je ne conçois pas davantage comment une réserve si juste, et qui n'avait pas besoin d'être exprimée, une clause si solennelle de l'acte de vente, est tellement nulle à ses yeux, qu'il n'hésite pas à l'enfreindre. Que pense-t-il ? comment a-t-il pu se flatter que cette usurpation, pour ne pas dire le mot, n'aurait aucune suite, si ce n'est

qu'il me connaissait bon homme, ignorant les affaires et craignant surtout les procès. Il a cru, me prenant mon bien, ou que je n'en verrais rien, ou que je ne m'en plaindrais pas, ou que, me plaignant, je n'aurais pas la patience de suivre l'affaire ; et il était fondé à le croire. Car, depuis vingt-cinq ans que je suis, après mon père, propriétaire dans cette province, plusieurs m'ont fait tort dans mes biens en diverses manières, quelques-uns même m'ont volé, tout ouvertement, sans que jamais j'en aie fait aucune poursuite, aimant mieux perdre du mien que de gagner un procès. Voilà sur quoi il comptait, et il ne se fût pas trompé dans son calcul. Je lui aurais tout abandonné plutôt que de plaider si mes amis ne m'eussent fait sentir que, me laissant ainsi dépouiller, il me fallait renoncer à toute propriété. En effet, si j'endure de la part de Bourgeau un tort si manifeste, à qui désormais pourrais-je vendre qui ne m'en fasse autant ou pis? et quelles garanties pourront assurrer mes coupes annuelles contre de telles usurpations, si les réserves les plus claires, les plus formellement exprimées, n'y servent de rien?

Qu'importe, après tout, ce qu'il dira? Son dire contre les faits ne peut rien. Il a promis de ne point toucher à ma onzième coupe. C'est de quoi l'acte fait foi. Il en a coupé cinq arpents. C'est ce qu'on voit sur le terrain. Peut-il, par ses raisons, faire qu'un fait ne soit pas fait, ou qu'il ait eu le droit d'enfreindre les clauses d'un contrat? A proprement parler, il n'y a pas ici matière à discussion. Si je lui eusse vendu trente arpents à choisir dans

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