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et voilà pourquoi elles lui ont beaucoup pardonné. Pour Boileau, elles étaient peu de chose dans le monde; pour la Fontaine, elles étaient tout. Il n'exceptait de cette prédilection que sa femme, et cette exception même semblait l'acquérir à toutes les autres femmes. Comment se fâcher contre le poëte qui a dit :

Je ne suis pas de ceux qui disent: ce n'est rien,
C'est une femme qui se noie.

Je dis que c'est beaucoup, et ce sexe vaut bien
Que nous le regrettions, puisqu'il fait notre joie!

1 Liv. III, fable 16.

DIX-SEPTIÈME LEÇON

LA MORALE DES FABLES DE LA FONTAINE JUGÉE PAR ROUSSEAU

Rousseau a beaucoup critiqué les fables de la Fontaine, et surtout l'habitude de les faire apprendre aux enfants. Je serais volontiers de son avis sur ce point, mais par d'autres raisons que lui. C'est nous gâter la Fontaine que de nous faire apprendre ses fables par cœur quand nous ne pouvons pas encore en sentir le charme. Beaucoup croient connaître la Fontaine. parce qu'ils l'ont appris dans leur enfance. Ils l'ont appris; ils ne l'ont pas lu. Cela me rappelle le mot d'un ancien acteur de la Comédie française, qui était un de mes voisins de campagnes, M. Firmin. « Et vous ne venez point passer l'hiver à Paris? lui disais-je. Non; je reste ici. Vous ne vous ennuyez pas?

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Pas un instant j'ai tant à lire! Quand j'étais au théâtre, j'apprenais, mais je ne lisais pas. Je prends ma revanche ici. >>

Que de gens auraient besoin de prendre cette revanche avec la Fontaine et de le lire, n'ayant fait que l'apprendre!

fait

<«< Émile, dit Rousseau, n'apprendra jamais rien par cœur, pas même des fables, pas même celles de la Fontaine, toutes naïves, toutes charmantes qu'elles sont. Comment peut-on s'aveugler assez pour appeler les fables la morale des enfants, sans songer que l'apologue en les amusant les abuse; que, séduits par le mensonge, ils laissent échapper la vérité, et que ce qu'on pour leur rendre l'instruction agréable les empêche d'en profiter? Les fables peuvent instruire les hommes; mais il faut dire la vérité aux enfants: sitôt qu'on la couvre d'un voile, ils ne se donnent plus la peine de le lever. On fait apprendre les fables de la Fontaine à tous les enfants, et il n'y en a pas un seul qui les entende. Quand ils les entendraient, ce serait encore pis; car la morale en est tellement mêlée et si disproportionnée à leur âge, qu'elle les porterait plus au vice qu'à la vertu. Ce sont encore là, direz-vous, des paradoxes: soit; mais voyons si ce sont des vérités. Je dis qu'un enfant n'entend point les fables qu'on lui fait apprendre, parce que, quelque effort qu'on fasse pour les rendre simples, l'instruction qu'on veut en tirer force d'y

faire entrer des idées qu'il ne peut saisir, et que le tour même de la poésie, en les lui rendant plus faciles à retenir, les lui rend plus difficiles à concevoir, en sorte qu'on achète l'agrément aux dépens de la clarté'. »

Il y a ici plusieurs questions qui touchent à l'éducation des enfants :

1o Selon J.-J. Rousseau, il ne faut rien faire apprendre par cœur aux enfants, parce qu'ils n'apprennent que les mots et point les choses;

2o La poésie, dont le tour aide la mémoire, est impossible à concevoir pour les enfants: l'agrément y nuit à la clarté;

3o Le merveilleux est mauvais pour les enfants : il leur cache la vérité, et il faut toujours dire la vérité aux enfants;

4o Enfin la morale des fables est dangereuse aux enfants, et, s'ils la comprenaient bien, elle les porterait au vice plutôt qu'à la vertu.

Je reprends brièvement ces diverses questions.

Est-il vrai qu'il ne faille rien apprendre par cœur aux enfants, parce qu'ils n'apprennent que les mots, et point les choses? Apprendre les mots est déjà beaucoup. L'enfant, quand il commence à parler, apprend des sons, puis des mots, et ces mots, il les applique

1 Emile, liv. II.

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aux choses qu'ils représentent. Le lien est direct entre les premiers mots qu'il apprend à prononcer et les premiers besoins qu'il ressent. Mais, comme le langage des hommes s'élève et s'étend bien au-dessus de leurs besoins matériels, comme la plupart des idées qui composent l'esprit humain sont des idées morales et intellectuelles, et qu'elles s'expriment par des abstractions, il faut que l'enfant entre en participation de l'esprit humain, comme il est entré en participation du langage; et il y entre aussi par les mots. Je reconnais que, dans le monde des idées abstraites, le mot ne 'manifeste pas aussitôt toute la chose à l'esprit de l'enfant, trop faible encore pour la concevoir; mais il en manifeste une partie, celle qui est à la portée de l'enfant. Le philosophe entend, dans le mot de vertu, plus que n'entend l'homme ordinaire, et l'enfant y entend moins que l'homme ordinaire; mais l'enfant en comprend quelque chose, et, à mesure que son esprit se fortifiera, il en comprendra plus. On pénètre ainsi chaque jour davantage par les mots dans les choses; mais il faut commencer par les mots. Apprendre par cœur, c'est, je le veux bien, apprendre les mots et non les choses; mais c'est apprendre le commencement des choses, c'est avoir la clef qui conduit à la connaissance des choses. Je dirais même volontiers qu'il est impossible que l'enfant n'apprenne pas par cœur. Il exerce plus ou moins sa mémoire; mais tout ce qu'il

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