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vous appelez de jeunes et ardents prosélytes pour remplacer les fidèles abâtardis. En même temps que vous éclairez et que vous élevez les esprits, vous réconciliez les âmes; vous travaillez à abolir cette funeste division des classes qui a été la plaie de la France et l'obstacle à sa liberté.

De nos jours, il n'y a d'inégalité sociale que la différence d'éducation. Je ne suis pas assez chimérique pour croire qu'on peut abolir cette inégalité; mais je suis persuadé qu'on peut la diminuer, que c'est le devoir de tout bon citoyen de travailler à resserrer l'intervalle qui sépare la société d'en haut de celle d'en bas; que la vraie charité chrétienne le demande et que la politique libérale l'exige. Le jour où il y aura entre les ouvriers et les lettrés quelques jouissances littéraires en commun, le jour où nous aurons lu et goûté ensemble quelques scènes de Corneille et de Racine, quelques fables de la Fontaine, quelques pages de Bossuet; le jour où nous aurons ressenti en commun, ne fût-ce que pour quelques instants, l'éclair du beau et la chaleur du bon, ce jour-là, il y aura bien des préjugés politiques et sociaux qui s'effaceront, bien des rancunes et des jalousies qui disparaîtront. On se plaint que le luxe se répande dans les classes inférieures, et on a raison, parce que les jouissances du luxe sont à tous les degrés des causes de jalousie et de rivalité. Les jouissances littéraires, qui sont un luxe aussi, sont, au contraire,

des causes d'union: elles se partagent, comme se partage la lumière, sans que la part de l'un diminue la part de l'autre.

Ceux qui croient, comme moi, que les plaisirs de l'esprit sont bons pour tout le monde, pour le peuple comme pour la bourgeoisie et pour la noblesse, n'ont pas la naïveté de croire que le peuple va être tout d'un coup transformé tout entier et qu'il pourra entrer en masse à l'Académie française; ils ne veulent s'adresser qu'à l'élite de ce peuple, à ceux qui, comme le bûcheron de Gellert, ont l'instinct des jouissances littéraires. Qui choisira et appellera cette élite? dit-on.— Personne, grâce à Dieu! Ils s'appelleront eux-mêmes, comme le bûcheron de Gellert, c'est-à-dire qu'ils payeront les jouissances littéraires dont ils auront le goût, comme le bûcheron avait payé son exemplaire des fables de Gellert. Je suis profondément convaincu que l'éducation littéraire du peuple, telle que je viens de l'expliquer, ne peut être efficace qu'à la condition de n'être pas gratuite. L'élite ne peut se distinguer de la foule que par le prix, si petit qu'il soit, qu'elle payera pour son plaisir. Ce que j'aime dans le bûcheron, c'est qu'il avait payé le livre qu'il préférait au cabaret; c'est là ce qui fait de sa préférence un vrai progrès moral, et, quand je le vois frapper amicalement sur l'épaule de Gellert et l'exhorter à continuer d'écrire, j'envie cet accord touchant du travail des mains et du travail de l'esprit se com

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prenant l'un l'autre. La meilleure société, la plus paisiblement libérale, est celle où la littérature est nalurellement populaire, celle où il y a dans le peuple beaucoup de braves gens qui ont le goût des jouissances littéraires et qui les payent.

Je demande pardon de m'être laissé aller à parler si longuement de la vie et du caractère de Gellert. L'homme et le professeur m'ont ravi. Voyons maintenant le fabuliste, et si nous partagerons, sur les fables de Gellert, l'avis du bûcheron.

Comme les fables de Lessing, celles de Gellert sont aussi presque toutes d'invention plutôt que de tradition. Elles ont pour fonds une idée ou une observation ingénieuse et piquante, plutôt qu'une moralité grave et générale. Tous les fabulistes modernes en sont là, et la fable ésopique, que Lessing se flattait de reproduire, est chose introuvable de nos jours. Le mérite de Gellert est de ne s'être point piqué de faire cette restauration impossible. Il prend la fable où il la trouve dans la littérature moderne, et c'est avec cette fable qu'il nous amuse, sans qu'il s'inquiète et sans que nous nous inquiétions plus que lui de savoir si ce genre de fables s'accorde avec le genre d'Ésope. Que dirait, par exemple, l'antique fabuliste grec, de la fable du Chapeau? Est-ce un conte? est-ce une fable? Tel qu'il est, le récit est plaisant et il a sa moralité; je n'ai rien à demander de plus.

HISTOIRE DU CHAPEAU

Le premier, qui d'une main savante, inventa le chapeau, ce bel ornement de l'homme, le porta sans qu'il fût retapé. Les ailes étaient rabattues des deux côtés, et cependant il savait le porter de telle façon que le chapeau lui donnait de la considération.

<<< Il mourut et laissa le chapeau rond à son plus proche héritier.

« L'héritier ne savait pas manier commodément ce chapeau rond: il se mit à réfléchir, et bientôt il s'avisa de relever les deux ailes; alors il parut devant le peuple, qui resta immobile d'admiration et s'écria: «< Ah! c'est maintenant que le chapeau est beau! >>

« Il mourut et laissa à son héritier le chapeau aux ailes relevées.

« L'héritier prend le chapeau et se met à gronder: « Je vois bien, dit-il, ce qui manque à ce chapeau. » Et alors, en homme habile et hardi, il ajoute une troisième corne au chapeau. « Ah! s'écria le peuple, voilà celui qui a du génie! Voyez ce qu'un simple mortel a su inventer! C'est lui qui fait la gloire de sa patrie! »

«Il mourut et laissa à son héritier le chapeau à trois cornes.

« Le chapeau, il faut l'avouer, n'était plus propre, et on peut dire qu'il n'en pouvait guère être autrement,

puisqu'il arrivait à la quatrième main. L'héritier le teignit en noir, afin d'inventer à son tour quelque chose. «< Heureuse idée! s'écria la ville; personne n'a encore eu des vues si étendues que celui-ci! Un chapeau blanc était ridicule; un chapeau noir, mes frères, un chapeau noir, voilà ce qui convient! >>

<< Il mourut et laissa le chapeau noir à son héritier. « L'héritier porta le chapeau chez lui et s'aperçut qu'il était tout usé et fané. Il médita beaucoup, et, en méditant beaucoup, trouva le secret de le remettre sur la forme et de le retourner. Il le nettoya avec des brosses trempées dans l'eau chaude et l'entoura d'un cordonnet. Alors il sort, et tout le monde de s'écrier: «Que voyonsnous? est-ce de la magie? Le chapeau est neuf! O bienheureux pays! Plus d'erreurs, plus d'ignorance! tout est renouvelé. Non, jamais un mortel n'a eu plus de génie que n'en a ce grand homme!

<< Il mourut et laissa le chapeau repassé à son héritier. << C'est l'invention qui fait la grandeur des artistes et qui empêche que leur nom soit jamais oublié. L'héritier arrache le cordon, entoure le chapeau d'un galon d'or, le décore d'un bouton et l'enfonce de travers sur sa tête. Dès que le peuple le voit, il tressaille de joic. C'est maintenant, dit-il, que l'art est arrivé à son comble! Ce n'est que celui-ci qui a de l'esprit et du talent, et tous les autres ne sont rien auprès de lui! »

Il mourut et laissa à son héritier le chapeau ga

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