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de la mort, parce qu'il lui parle en même temps de l'immortalité. Le vieillard de la Fontaine a une sérénité d'humeur qui fait qu'il ne se laisse pas abattre aux paroles des trois jeunes hommes : il est de l'école du sage que souhaitait la Fontaine :

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La Mort ne surprend pas le sage;

Il est toujours prêt à partir.

Mais, comme il est prêt à sortir de la vie, et que l'idée de la mort ne l'épouvante pas, il garde, en face de cette idée, toute sa liberté d'esprit; et, de même qu'il sait que la mort est l'inévitable voisine de la vieillesse, de même il sait aussi que la vie est la chose du monde la plus voisine de la mort et la moins sûre, même pour les jeunes gens :

La main des Parques blêmes

De vos jours et des miens se joue également.

La fragilité de la vie fait donc un sort égal aux vieillards et aux jeunes gens; mais, dans cette égalité de condition, les vieillards ont un avantage sur les jeunes gens ils ont une idée douce et forte qui est propre à l'àge mûr et à la vieillesse, l'idée de l'hérédité, qui rachète, pour ainsi dire, l'homme de la nécessité et de la tristesse de sa fin. L'hérédité, qui, pour le jeune homme, s'il ne s'en défend pas, est une idée de jouissance, est pour le vieillard une idée de dévouement. Elle est donc

bonne aux vieillards; elle les soutient, elle les console, elle oppose au néant du moi, si pénible à prévoir, l'avenir de la famille, si doux à espérer; elle perpétue l'homme en même temps qu'elle le détruit; elle fait qu'il se résigne à n'être plus, pensant qu'il revivra dans ses enfants :

Mes arrière-neveux me devront cet ombrage.
Hé bien! défendez-vous au sage

De se donner des soins pour le plaisir d'autrui?
Cela même est un fruit que je goûte aujourd'hui :
J'en puis jouir demain et quelques jours encore.

La Fontaine, dans sa fable, veut donc que nous nons intéressions au vieillard plus qu'aux jeunes gens, et qu'au moment où les jeunes gens périront, nous ne regrettions pas trop leur jeunesse si vite interrompue. Il a craint le cri mélancolique qui s'élève souvent de la poitrine des vieillards :

Hélas! que j'en ai vu mourir de jeunes hommes!

Non que chacun de nous en vieillissant regrette de n'être pas mort à la place de tant de jeunes gens qui ont péri sous nos yeux la vie est un bien qui n'a pas de satiété. Cependant nous sommes tous ainsi disposés, que, lorsqu'il s'agit des autres, nous aimons mieux voir mourir les vieux que les jeunes. La Fontaine a fait que, comme nous nous intéressons au vieillard, qui est sage et bon, nous consentons de bon cœur qu'il puisse

compter l'aurore plus d'une fois sur le tombeau des jeunes gens. La parole est dure, mais elle est méritée. Ils périssent donc sans que nous soyons tentés de les pleurer. Mais, ce que nous ne faisons pas, le vieillard le fait, afin qu'il ait jusqu'au bout notre affection : il pleure les jeunes gens, il fait leur épitaphe, et, la mort ayant expié le tort qu'ils avaient, nos yeux, en finissant cette belle et grave histoire, se reposent sur le tableau le plus touchant que nous puissions imaginer, la vieillesse pleurant sur la mort des jeunes gens.

Je trouve, dans les Mémoires de Joinville, une histoire qui ressemble de bien près à la fable de la Fontaine. « Le jour où Mgr Hue de Landricourt fut mis en terre, dit Joinville, comme il était en sa bière, dans ma chapelle, six de mes chevaliers, qui étaient appuyés sur plusieurs sacs d'orge1, se mirent à parler haut et à troubler le prêtre. Je leur allai dire qu'ils se tussent, et leur dis qu'il n'était pas séant à des chevaliers et à des gentilshommes de parler tandis que l'on chantait la messe des morts. Ils me commencèrent à rire et me dirent qu'ils causaient à qui se remarierait la femme du sire de Landricourt. Je les réprimandai fort et leur dis que de telles paroles n'étaient ni bonnes ni belles, et qu'ils avaient bien vite oublié leur compagnon. Le lendemain, ce fut la grande bataille, où ils furent morts

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C'était en Orient, pendant la croisade de saint Louis, la chapelle est une tente.

ou blessés à mort; et ainsi il fallut que ce fût leurs femmes qui se remariassent toutes six1. >>

L'histoire est belle; mais elle a quelque chose de triste et de terrible. Le dernier trait est presque sublime, d'un sublime dur et qui exprime la vengeance de Dieu. J'aime mieux le dénoûment de la Fontaine

Et, pleurés du vieillard, il grava sur leur tombe
Ce que je viens de raconter.

La pitié y est à côté de la justice.

La certitude de la mort et l'incertitude de la vie, quels lieux communs! Mais aussi quels mystères pour l'intelligence humaine, et par conséquent aussi quelles inspirations pour la poésie, qui aime ce qui surpasse la - portée ordinaire de l'homme! Le poëte est celui dont l'esprit a un peu plus de divin que ce que nous en avons tous, Cui mens divinior, et qui en même temps sait expliquer ce qu'il sait voir, Atque os magna sonaturum2. Ces grands mystères, ou plutôt ces grands lieux communs sont le cadre de la vie humaine, et il semble en vérité que, dans un pareil cadre, et pressé de tous côtés par la mort, l'homme ne devrait avoir ni agitation, ni soucis, ni ambition, ni vanité. Pourquoi

2

Ilistoire de saint Louis, par Joinville, édit. Didot, 1858.

.....

Cui mens divinior atque os

Magna sonaturum, des nominis hujus honorem.

(Ilorace, liv. I", sat. Iv )

s'agiter en effet? Pourquoi s'inquiéter? Pourquoi s'enorgucillir, puisque nous devons mourir tôt ou tard, jeunes ou vieux? Qu'est-ce qu'une œuvre? Qu'est-ce qu'un nom? Et non-seulement ce nom, si retentissant que nous croyions qu'il soit, finira bien vite dans le temps, quand nous ne serons plus; mais il ne va guère loin dans l'espace, même quand nous le portons encore. M. de Lamartine raconte, dans son Voyage d'Orient, qu'étant allé visiter lady Stanhope dans le Liban, elle lui demanda son nom. « Je le lui dis. Je ne l'avais

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jamais entendu, reprit-elle avec l'accent de la vérité. Voilà, milady, ce que c'est que la gloire! J'ai composé quelques vers dans ma vie, qui ont fait répéter un million de fois mon nom par tous les échos littéraires de l'Europe; mais cet écho est trop faible pour traverser votre mer et vos montagnes, et ici je suis un homme tout nouveau, un homme complétement inconnu, un nom jamais prononcé. >>

M. de Lamartine fut quelque peu étonné, quoiqu'il ne le dise pas, que son nom fût tout à fait inconnu dans le Liban. Nous en sommes tous là. « Eh! vous voilà, mon cher Cicéron, disait à celui-ci un de ses amis qu'il rencontrait à Rome, au retour de son gouvernement de Cilicie; d'où revenez-vous donc? --Comment ne savez-vous pas que j'étais préteur en Cilicie? - Non, par Hercule! » Ce que c'est que la gloire! Je demandais un jour, il y a de cela quinze ou vingt ans,

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