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Quoi, se moquer déjà d'un conseil salutaire!

L'autre répondit en riant :

Votre exemple est un bon garant;
Mon père, je ferai ce que je vous vois faire

Tel un prédicateur, sortant d'un bon repas,
Monte dévotement en chaire,

Et vient, bien fourré, gros et gras,
Prêcher contre la bonne chère.

Je trouve que le sermon est un peu long et que la moralité est trop aiguisée en épigramme. La prépon< dérance toute naturelle que les exemples ont sur les paroles méritait, si Voltaire voulait l'ériger en moralité, d'avoir une application plus générale que celle qu'il en fait aux abbés gourmands qui prêchent la sobriété. La Fontaine s'y est mieux pris dans sa fable de l'Écrevisse et sa fille, si nous en retranchons le prologue et l'épilogue, consacrés à l'éloge de Louis XIV et qui tiennent à peine à la fable:

Mère Écrevisse un jour à sa fille disait :

Comme tu vas, bon Dieu! ne peux-tu marcher droit?
Et comme vous allez vous-même ! dit la fille;
Puis-je autrement marcher que ne fait ma famille?
Veut-on que j'aille droit quand on y va tortu1?

J'ai une autre critique à faire au Loup moraliste de Voltaire. Ce n'est pas la première fois que le loup dans la fable feint de se corriger et prend un air hypocrite,

La Fontaine, livre XII, fable 10,

ou pour mieux préparer ses larcins, ou touché d'unc sorte de repentir qui ne va jamais jusqu'à la pénitence. Quand le loup, dans la Fontaine, se décide à jouer ce nouveau personnage, il ne se contente pas de payer de paroles comme le loup moraliste de Voltaire, il prend la contenance et le geste de son nouveau rôle, et par là il est plus comique et plus plaisant que s'il se contentait de parler; parfois même il espère réussir sans avoir à parler: ainsi

Il s'habille en berger, endosse un hoqueton

Fait sa houlette d'un bâton,

Sans oublier la cornemuse.

Pour pousser jusqu'au bout la ruse,
Il aurait volontiers écrit sur son chapeau :
C'est moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau.
Sa personne étant ainsi faite

Et ses pieds de devant posés sur sa houlette,
Guillot le sycophante approche doucement.
Guillot, le vrai Guillot, étendu sur l'herbette,
Dormait alors profondément;

Son chien dormait aussi, comme aussi sa musette1.

Voilà-t-il pas un vrai tableau, une vraie mascarade d'hypocrisie et plus animée que le sermon du Loup moraliste?

Lorsque les loups de la Fontaine ajoutent la parole au masque et à la contenance, comme dans la fable du Loup et des Bergers, ils sont encore plus plai1 La Fontaine, livre III, fable 5

sants que celui de Voltaire. A quoi cela tient-il? à ce qu'ils sont plus loups, et ce point est important. Les animaux qui dans la fable représentent l'homme, doi vent cependant garder toujours quelque chose de leur caractère naturel. Ce qu'ils représentent ne doit pas complétement effacer ce qu'ils sont. Le poëte a tort d'oublier le masque pour ne songer qu'au visage, d'oublier l'animal pour ne songer qu'à l'homme. Il faut qu'il mêle les deux figures dans la figure qu'il compose; il faut, s'il donne les traits du loup à l'homme qu'il met en scène, qu'il conforme jusqu'au bout son récit, son action, ses discours à la métamorphose qu'il a faite. Voltaire oublie un peu qu'il fait parler un loup :

Contentez-vous du peu que j'amasse pour vous.

Ainsi pourrait parler un usurier qui prêcherait contre l'usure. La Fontaine, dans sa fable du Loup et des Bergers, fait parler son loup, mais en loup. L'animal domine l'homme, et la fable y gagne en vérité, sans que l'allégorie y perde en transparence:

Un Loup, rempli d'humanité

(S'il en est de tels dans le monde),
Fit un jour sur sa cruauté,

Quoiqu'il ne l'exerçât que par nécessité,
Une réflexion profonde.

Je suis haï, dit-il, et de qui? de chacun.

Le loup est l'ennemi commun:

Chiens, chasseurs, villageois, s'assemblent pour sa perte
Jupiter est là-haut étourdi de leurs cris.

C'est par là que de loups l'Angleterre est déserte;
On y met notre tête à prix.
Il n'est hobereau qui ne fasse
Contre nous tels bans publier;

Il n'est marmot osant crier,

Que du loup aussitôt sa mère ne menace;
Le tout pour un âne rogneux,

Pour un mouton pourri, pour quelque chien hargneux,
Dont j'aurai passé mon envie.

Eh bien! ne mangeons plus de chose ayant eu vie:
Paissons l'herbe, broutons, mourons de faim plutôt.
Est-ce une chose si cruelle?

Vaut-il mieux s'attirer la haine universelle?
Disant ces mots, il vit des bergers, pour leur rôt,
Mangeant un agneau cuit en broche.
Oh! oh! dit-il, je me reproche

Le

sang de cette gent; voilà ses gardiens
S'en repaissant eux et leurs chiens;
Et moi, loup, j'en ferais scrupule!
Non, par tous les dieux, non! Je serais ridicule.
Thibaut l'agnelet passera,

Sans qu'à la broche je le mette;

Et non-seulement lui, mais la mère qu'il tette
Et le père qui l'engendra 1.

Certes, si nous comparons cette fable avec celle de Voltaire, le loup de la Fontaine parle bien plus en vrai loup, du moins en loup du temps que les bêtes parlaient, que celui de Voltaire. Derrière celui-là, je vois trop Voltaire raillant pour son compte les prédicateurs qui aiment mieux

1 Liv. X, f. vI.

prêcher contre la bonne chère que de pratiquer la sobriété, Voltaire qui a toujours été un satirique trop moqueur pour être jamais un grand auteur comique : car la comédie ne sacrifie jamais la vérité à la satire, elle reste toujours dans le cercle de la vraisemblance; la satire se dispense plus aisément de cette condition. La Fontaine, véritable auteur comique, ne manque jamais à la vraisemblance de ses personnages, et son loup se repent en loup et non en homme. A voir même ce repentir peint si naturellement, nous sommes tentés de croire qu'il est sincère et que, sans ce malheureux agneau que rôtissent les bergers, la conversion du loup était faite. Mais comment épargner les agneaux pour les voir manger par les bergers? comment résister à cette tentation? Le chien qui porte au cou le dîner de son maître, le chien lui-même n'y résiste pas; il est le premier à prendre ce qu'il ne peut défendre, comme le loup se résigne aussi à continuer de prendre les agneaux pour ne pas les laisser manger aux bergers.

J'ai voulu montrer, par l'exemple de Voltaire, que la fable au dix-huitième siècle n'avait rien perdu de son crédit, et que celui qui devait être le grand maître des esprits pendant ce siècle n'avait pas dédaigné le genre de poésie oublié par Boileau dans l'Art poétique.

Voyons maintenant, parmi les poëtes et les écrivains du dix-huitième siècle, ceux qui se sont consacrés plus régulièrement à la fable.

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