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tait la domination. La vanité nationale de la France se blesse aisément, et, comme l'orgueil de Louis XIV, qui s'irritait de se voir contrarié par ce petit État, s'accordait avec la vanité nationale, ce fut partout un concert de reproches contre les Hollandais. Tous les poëtes latins et français du temps attaquèrent à l'envi ces républicains qui ne voulaient pas sacrifier à la France l'indépendance qu'ils avaient conquise sur l'Espagne. Le père Commire fit sa fable, qui eut un grand succès et qui fut traduite par la Fontaine, par Furetière et par le père Bouhours.

« Les grenouilles, habitantes des marais, race ambi«< guë, moitié terrestre et moitié 2quatique, née dans <«< la fange, avaient vu prospérer leur État, grâce à la « protection du Soleil. C'était par son secours qu'elles << avaient chassé les taureaux qui paissaient au bord « de leurs marais... Elles avaient même osé aborder «< la vaste mer, et souvent elles avaient provoqué et << vaincu les poissons les plus formidables. Elles de<< vinrent orgueilleuses, et, ce qui est pis, ingrates. « Elles commencèrent à être jalouses de la gloire du << Soleil et à regarder de mauvais œil l'astre qu'adore « l'univers... Elles l'insultent par leurs coassements << et leurs clameurs; elles osent même le menacer; « elles lui signifient qu'il ait à s'arrêter dans sa course «< céleste, et, comme le Soleil continuait à éclairer « le monde de ses feux, elles s'efforcent d'entraver

<< sa marche. Elles agitent la vase de leurs marais « et la font bouillonner une noire vapeur s'élève <«< du fond des marécages et cache la lumière du « jour sous un épais nuage. Le roi des astres sou<< rit de cette insolence: Vos traits retomberont « sur votre tête, dit-il; et, rassemblant ses rayons dispersés sur le monde, il change ces noires vapeurs << en foudre et en grêle retentissante. Les Grenouilles « sont accablées par une épouvantable tempête. En « vain, elles cherchent à se cacher sous leurs joncs épais; en vain elles s'enfoncent dans la vase pour & échapper au désastre : le Soleil brûle tout par ses << feux et dessèche les marais qui leur servaient de re<< fuge. Les Grenouilles périssent sous ces traits en« flammés, et deviennent la proie des milans et des « corbeaux. Alors une d'entre elles, plus sage que les << autres, dit en mourant : Nous sommes justement << punies d'avoir payé les bienfaits par l'insulte. Puis<< sent nos malheurs avertir nos descendants de res«pecter les dieux1 ! »

Ranæ paludis incolæ, ambiguum genus
Limoque cretum, res in immensum suas
Favore solis auxerant, et jam boves,
Vicina circùm quæ tondebant gramina,
Ipsasque ripis pepulerant metu feras.
Quin se profundo credere ausæ gurgiti,
Facto siluros atque thynnos agmine,
Et provocarant sæpè et sæpè vicerant.
Hinc fastus illas cepit et superbia,

La fable du père Commire est l'emblème de la

guerre de Hollande, telle que la comprenait la France,

Majusque crimen, gratiarum oblivio.
Patroni solis invidere gloriæ
Ingrata gens occœpit, ac liventibus
Oculis tueri mundo adoratum jubar,
Nec se protervis abstinent conviciis :
Nàm sive ad Indi littora obvertit rotas,
Equos Ibero sive lavit flumine;

Sive arduam Leonis ascendit domum,
Lunæve radiis cornua offudit suis,
Ranæ coaxant et clamore incondito
Queruntur omnia perdere. Ultrices simul
Minantur iras, ni stet immotus polo.
Pergenti terras flammeo non segniùs
Lustrare curru, perfidæ tentant viani
Obstruere. Fundo ab imo, cœnosos laus,
Ulvasque putres et solo resides aquas
Pedibus petulcis commovent: cœlo vapor
Consurgit ater et diem caligine

Turbat serenum. Risit astrorum parens:

Et ista vestrum tela recident in caput,
Procaces, inquit, bestiæ. » Ergo colligit
Quos dissiparât radios, inque fulmina
Nigros vapores, inque densam grandinem,
Momento vertit, et miseras tristi opprimit
Ranas procellâ. Frustrà juncis corpora
Certant opacis tegere; frustrà, sub luto
Defossæ, sperant publicæ stragi eripi :
Sol rapidus haurit cuncta, et ipsas ignibus
Absumit un las. Ranæ semiustæ crepant,
Milvisque et corvis dulce præbent pabulum.
Quarum una fertur cæteris consultior
Dixisse moriens: Jure pœnam exsolvimus,
Quæ pro benefactis sola reddidimus mala.
At vos, nepoles, discite vereri Deos.

(OEuvres latines du P. Commire, Paris, 1701.
page 131.)

cette guerre de Hollande qui fut peut-être la plus impolitique des guerres de Louis XIV et qui fut aussi la plus populaire. Comme nous n'avons point à juger ici la guerre de Hollande, mais la fable de Commire, nous ne pouvons pas, quel que soit notre goût pour les vers latins, ne pas remarquer combien toute cette allégorie est froide, outre qu'elle est injurieuse. A force de songer aux Hollandais, Commire a oublié qu'il s'agissait des Grenouilles dans sa fable, et que leurs guerres avec les taureaux et avec les poissons choquaient la vraisemblance. La Fontaine qui, en mettant des animaux en scène au lieu d'hommes, a toujours eu soin de ne pas forcer leur nature, n'a pas fait des grenouilles du père Commire les adversaires des taureaux et des poissons; il se contente de dire qu'avec les cris qu'elles poussaient contre le soleil, on ne pouvait dormir en paix :

S'il l'on eût cru leur murmure,
Elles auraient par leurs cris
Soulevé grands et petits

Contre l'œil de la nature.

Le Soleil, à leur dire, allait tout consumer.

Il fallait promptement s'armer

A les ouïr, tout le monde,
Toute la machine ronde
Roulait sur les intérêts
De quatre méchants marais.
Cette plainte téméraire

Dure toujours; et pourtant

Grenouilles devraient se taire

Et ne murmurer pas tant;
Car, si le Soleil se pique,

Il le leur fera sentir;
La république aquatique

Pourrait bien s'en repentir1.

La Fontaine a ôté à l'allégorie du père jésuite ce qu'elle avait de pompeux et de faux : il est plus simple, mais il n'est ni piquant ni gracieux. Je ne sais vraiment pas si Furetière, qui traduisit cette fable, ne l'emporte pas sur la Fontaine; petite gloire, après tout, d'être meilleur que la Fontaine là où la Fontaine est mauvais. Voici, par exemple, quelques vers bien tournés :

Mais le Dieu, souriant de cette folle guerre :

<< Tous vos traits, leur dit-il, vont retomber sur vous. »
Aussitôt, animé d'un trop juste courroux,

De ces noires vapeurs il forme son tonnerre,
En grêle il épaissit les airs.....

Les malheureuses, sous les eaux,
Dans la bourbe et dans les roseaux

Vont en vain chercher des asiles 2.

Je suis fâché de donner à Furetière cette supériorité

1 Liv. XII, f. XXIV.

Je ne veux rien citer de la fable du P. Bouhours, sauf les quatre derniers vers:

Vous donc qui viendrez après nous,

Si de notre malheur vous avez connaissance,

En l'apprenant souvenez-vous

Qu'il ne faut pas des Dieux mépriser la puissance.

(Recueil de Vers choisis, 1701, p. 14.)

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