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gner à ses contemporains que la fable était un genre de poésie charmant et que la Fontaine était un grand poëte. Il ne l'a pas fait et il en a été puni, puisqu'il a composé deux fables médiocres : l'une, la Mort et le Bûcheron, que je ne veux pas comparer à la fable de la Fontaine sur le même sujet : la distance est trop grande entre les deux fables; l'autre, l'Huître et les Plaideurs1:

Un jour, dit un auteur, n'importe en quel chapitre,
Deux voyageurs à jeun rencontrèrent une huître.
Tous deux la contestaient, lorsque dans leur chemin
La Justice passa, la balance à la main.

Devant elle, à grand bruit, ils expliquent la chose
Tous deux avec dépens veulent gagner leur cause
La Justice, pesant ce droit litigieux,

Demande l'huître, l'ouvre et l'avale à leurs yeux,
Et, par ce bel arrêt terminant la bataille,
Tenez, voilà, dit-elle, à chacun une écaille.
Des sottises d'autrui nous vivons au palais.
Messieurs, l'huître était bonne. Adieu, vivez en paix.

Voyons maintenant la fable de la Fontaine :

Un jour deux pélerins sur le sable rencontrent
Une huître que le flot y venait d'apporter;
Ils l'avalent des yeux, du doigt ils se la montrent:
A l'égard de la dent il fallut contester.
L'un se baissait déjà pour ramasser la proie;
L'autre le pousse, et dit: Il est bon de savoir

1 La fable de l'Huître et des Plaideurs, dans Boileau, faisait d'abord partie de la première épître au roi, qui date de 1668. — La même fable, dans la Fontaine, fait partie des cinq derniers livres, qui datent de 1678 et 1679.

Qui de nous en aura la joie.
Celui qui le premier a pu l'apercevoir

En sera le gobeur; l'autre le verra faire.
Si par là l'on juge l'affaire,

Reprit son compagnon, j'ai l'œil bon, Dieu merci!
Je ne l'ai pas mauvais aussi,

Dit l'autre, et je l'ai vue avant vous, sur ma vie.
- Eh bien, vous l'avez vue, et moi je l'ai sentie.
Pendant tout ce bel incident,

Perrin Dandin arrive; ils le prennent pour juge.
Perrin, fort gravement, ouvre l'huitre et la gru
Nos deux messieurs le regardant.

Ce repas fait, il dit d'un ton de président :
Tenez, la cour vous donne à chacun une écaille,

Sans dépens; et qu'en paix chacun chez soi s'en aille1.

Personne n'hésitera, je crois, à préférer la fable de la Fontaine à celle de Boileau. Qu'est-ce que ce début de Boileau :

Un jour, dit un auteur, n'importe en quel chapitre?

Le chapitre arrive ici, mis trop visiblement pour rimer avec l'huître. Qu'est-ce aussi que la Justice qui passe dans le chemin des plaideurs, la balance à la main? J'aime mieux le Perrin Dandin de la Fontaine : c'est un personnage plus vivant que l'allégorie de la Justice avec sa balance symbolique. La conversation ou plutôt la dispute des plaideurs est plus animée aussi et nous représente mieux la scène que le vers de Boileau :

Tous deux avec dépens veulent gagner leur cause.

1 Livre IX, fable IX.

Tous les plaideurs, je pense, en sont là. C'est seulement à la fin de sa fable que Boileau soutient sans trop de désavantage la comparaison avec la Fontaine ; son dernier vers même a mérité de devenir proverbe :

Messieurs, l'huître était bonne. Adieu, vivez en paix.

Si nous prenons la Fontaine comme le grand maître de la poésie légère au dix-septième siècle, et si nous renfermons la fable dans le cercle de la poésie légère, comme le faisaient les contemporains de la Fontaine, il faut faire une distinction parmi ses successeurs et ses disciples il y a ceux qui se sont particulièrement adonnés à la poésie légère dans sa variété infinie, et ceux qui se sont plus particulièrement appliqués à la fable. Parmi les premiers, je prends Vergier, Pavillon et Senecé 1.

Des trois poëtes que je viens de citer, Vergier est celui qui a le plus fréquenté la Fontaine et a voulu le plus l'imiter. Il n'y a guère réussi. Il a fait des contes licencieux, mais sans élégance; quelques fables, qui ne sont que des amusements de société; des couplets galants, qui souvent étonnent par le contraste du sujet avec le lieu et la circonstance où ils ont été faits. Que

• Vergier, mort en 1721, assassiné à Paris par des gens de la bande de Cartouche; Pavillon, né en 1632, élu membre de l'Académie française en 1691, mort en 1705; Senecé, né en 1643, mort en 1737.

1

penser, par exemple, de cette chanson adressée de Londres à madame d'Hervart, pendant la révolution de 1688?

Je vous écris de ce lieu qui du Tibre
Vient d'arrêter le cours trop véhément,
De ce séjour libre et charmant,
Mais où bientôt rien ne serait plus libre,
Si vous pouviez y paraître un moment.

Ce madrigal, écrit à travers la révolution qui renversait Jacques II et mettait sur le trône d'Angleterre le plus redoutable ennemi de la France, Guillaume III, ce madrigal est aussi fade qu'étrange, et je ne le cite que par ce qu'il nous montre quelle était la société de madame d'Hervart, qui était celle de la Fontaine. La société de madame d'Hervart est peu religieuse et peu sévère de ton, tout au moins. Elle applaudit volontiers à la révolution de 1688, parce que cette révolution est contraire au catholicisme, et ne paraît pas s'inquiéter si elle n'est pas du même coup contraire à la France. Vergier a aussi, comme la Fontaine, des relations, non pas avec l'Angleterre, mais avec la société de SaintÉvremond et de madame la duchesse de Mazarin en Angleterre; enfin, comme la Fontaine encore, Vergier est de la société du Temple ou de M. de Vendôme, et il loue beaucoup Campistron, secrétaire des commandements du duc de Vendôme 1.

Dans une épitre adressée en 1691 à M. de Monticourt. Vergier, qui

C'est par ces traits de mœurs et ces détails de société qui nous font connaître le monde où vivait la Fontaine, c'est par là, plus que par ses vers, que Vergier mérite de n'être pas oublié parmi les disciples de la Fontaine. C'était, du reste, un disciple peu respectueux. Nous avons déjà cité de lui' quelques vers sur le grand poëte, vers gracieux, mais qui manquaient un peu de la révérence que nous accordons volontiers au génie. Il est vrai que le bonhomme ne prêtait guère à ce sentiment. Vergier, dans une lettre å madame d'Hervart, continue à parler de lui d'un ton dédaigneux et comme d'un vieil enfant gâté : « Le bonhomme me marque qu'il va passer six semaines avec vous à la campagne. Voilà un bonheur que je lui envie fort, quoiqu'il ne le ressente guères, et vous m'avouerez bien, à votre honte, qu'il sera moins aise d'être avec vous que vous ne serez de l'avoir...

Je voudrais bien le voir aussi,

Dans ces charmants détours que votre parc enserre,
Parler de paix, parler de guerre,

Parler de vers, de vin et d'amoureux souci;

était à Bergues, en Flandre, commissaire de la marine, demande à son ami des nouvelles de Paris :

Le théâtre français a-t-il des nouveautés?
Que fait l'auteur de Tiridate?

Dans le loisir obscur d'une paresse ingrate,
Perdrait-il des moments par Apollon comptés.

(OEur. de Vergier, t. II, p. 122.)

▲ Voir, dans le premier volume, la leçon sur la vie de la Fontaine

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