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sion philosophique du conte, et qui doit prouver la stabilité de nature des espèces; mais il lui semble qu'elle y arrive mal et par des sophismes que la Fontaine réfute en passant. Il vient de là au système de la métempsycose, dont il expose nettement les deux principaux arguments 1° l'unité de substance :

Car il faut, selon ce système,

Que l'homme, la souris, le ver, enfin chacun
Aille puiser son âme en un trésor commun :
Toutes sont donc de même trempe.

2o le caractère de chaque espèce résulte de sès organes rien de fondamental et d'essentiel dans les races; tout est accidentel, tout est relatif :

Mais, agissant diversement

Selon l'organe seulement,

L'une (l'âme) s'élève, et l'autre rampe.
D'où vient donc que ce corps si bien organisé
Ne peut obliger son hôtesse

De s'unir au soleil? Un rat eut sa tendresse.
Tout débattu, tout bien pesé,

Les âmes des souris et les âmes des belles
Sont très-différentes entre elles.

Il en faut revenir toujours à son destin,
C'est-à-dire à la loi par le ciel établie :

Parlez au diable, employez la magie,
Vous ne détournerez nul être de sa fin.

(IX, 7.)

Si vous traduisez en langage philosophique ces deux vers charmants et plaisants:

Les âmes des souris et les âmes des belles

Sont très-différentes entre elles,

qu'y trouvez-vous? le respect le plus sincère pour la personnalité humaine et le maintien de l'individualité des espèces. Changez si vous voulez par la pensée la forme des organes; changez la chatte en femme et la souris en fille; le caractère primitif de l'espèce se retrouvera à la première occasion, parce que chaque espèce a ses attributs moraux, et que ces attributs moraux déterminent et maîtrisent les attributs physiques, au lieu d'être déterminés et maîtrisés par eux. La chatte quoique femme, prendra des souris ; la souris, quoique fille, épousera un rat. Est-ce une chose étrange, à votre avis, que les attributs moraux des espèces diverses ne puissent jamais être confondus entre eux ni substitués les uns aux autres ? Il n'y a rien de si simple; voyez les hommes : quelle ressemblance entre nous tous, soit pour le caractère, soit pour l'esprit ! Cependant nous avons chacun notre caractère et notre esprit, qui ne se confondent jamais avec le caractère et l'esprit de notre voisin. Nous pouvons nous imiter les uns les autres; nous pouvons nous gâter ou nous améliorer les uns par les autres : nous ne pouvons pas nous substituer les uns aux autres. Nous gardons toujours la marque de nos penchants et l'empreinte de otre caractère. Non que je veuille faire de notre caractère une prédestination irrésistible, qui nous pousse

au bien ou au mal, et qui anéantit notre liberté; nous pouvons nous pervertir et nous pouvons aussi nous corriger par nous-mêmes. Ne nous y trompons pas pourtant ces mots, se pervertir et se corriger, veulent dire seulement que nous poussons vers le mal ou vers le bien la force instinctive qui est en nous et qui fait ce qu'on appelle le caractère. Cette force instinctive qui a son tour particulier dans chacun de nous, ne se mêle jamais à celle des autres. L'orme, à côté du chêne, nc devient jamais un chêne, et Pierre ne devient jamais Paul. Qu'y a-t-il cependant entre Pierre et Pau!? Presque rien. Les hommes se ressemblent par je ne sais combien de points et ne diffèrent que par un seul, qui est presque imperceptible. Ce point de différence fait leur individualité. Entre le moi de mon voisin et le mien, la cloison est mince; mais elle est indestructible. Il n'y a qu'un degré presque invisible, mais infranchissable. Ce degré, qui parmi les hommes sépare les personnes, parmi les animaux sépare les espèces, et détermine leur nature ou leur destin, comme le dit la Fontaine :

Il en faut revenir toujours à leur destin,
C'est-à-dire à la loi par le ciel établic.

VINGTIÈME LEÇON

LA CONDITION

DES ANIMAUX EST-ELLE SUPÉRIEURE A LA CONDITION HUMAINE? LA FONTAINE ET J. J. ROUSSEAU

J'ai montré comment la Fontaine réhabilite la nature des animaux et la défend contre les dédains de l'école de Descartes. Nous avons vu en même temps qu'à l'aide des deux âmes qu'il croit que nous avons, l'une qui nous est commune avec les animaux et l'autre avec les il maintient la hiérarchie entre nous et les ani maux et nous conserve la supériorité de rang. Mais la supériorité de rang fait-elle la supériorité de bonheur? la raison qui nous élève au-dessus des bêtes fait-elle que, pour être plus élevés, nous sommes plus heureux? Vous savez le grand aphorisme de Rousseau dans

anges,

son Discours sur l'inégalité des conditions humaines. « L'état de réflexion est un état contre nature, et l'homme qui réfléchit est un animal dépravé. » Je ne veux pas combattre aujourd'hui ce paradoxe. Je prends seulement la conclusion, et je dis si l'homme qui réfléchit est un animal dépravé, l'animal, qui ne réfléchit pas, est plus heureux que l'homme, et alors il vaut mieux assurément être animal qu'être homme; C'est la moralité de la fable des Compagnons d'Ulysse :

Les compagnons d'Ulysse, après dix ans d'alarmes,
Erraient au gré du vent, de leur sort incertains.
Ils abordèrent au rivage

Où la fille du dieu du jour,

Circé, tenait alors sa cour.

Elle leur fit prendre un breuvage
Délicieux, mais plein d'un funeste poison.

D'abord ils perdent la raison ;

Quelques moments après, leur corps et leur visage
Prennent l'air et les traits d'animaux différents :
Les voilà devenus ours, lions, éléphants;

Les uns sous une masse énorme,
Les autres sous une autre forme;
Il s'en vit de petits, exemplum ut talpa.
Le seul Ulysse en échappa:

Il sut se défier de la liqueur traîtresse.
Comme il joignait à la sagesse

La mine d'un héros et le doux entretien,
l'enchanteresse

Il fit tant, que

Prit un autre poison peu différent du sien.

Une déesse dit tout ce qu'elle a dans l'àme t
Celle-ci déclara sa flamme,

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