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se construire une cabane, de la bâtir dans l'eau, de faire des chaussées, d'établir des digues; et tout cela avec une industrie qui supposerait, en effet, une intelligence très-élevée dans cet animal, si cette industrie dépendait de l'intelligence.

« Le point essentiel était donc de prouver qu'elle n'en dépend pas; et c'est ce qu'a fait F. Cuvier. Il a pris des castors très-jeunes; et ces castors, élevés loin de leurs parents, et qui par conséquent n'en ont rien appris, ces castors, isolés, solitaires, qu'on avait placés dans une cage, tout exprès pour qu'ils n'eussent pas besoin de bâtir, ces castors ont bâti, poussés par une force machinale et aveugle, en un mot par un pur instinct1.

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Nous touchons ici à un nouveau point de la question, la différence fondamentale entre l'instinct et l'intelligence. Écoutons encore M. Flourens :

L'opposition la plus complète sépare l'instinct de l'intelligence.

<«< Tout, dans l'instinct, est aveugle, nécessaire et invariable; tout, dans l'intelligence, est électif, conditionnel et modifiable.

« Le castor qui se bâtit une cabane, l'oiseau qui se construit un nid, n'agissent que par instinct.

« Le chien, le cheval, qui apprennent jusqu'à la

4 M. Flourens, p. 36 et 37,

signification de, plusieurs de nos mots et qui nous obéissent, font cela par intelligence.

« Tout, dans l'instinct, est inné: le castor bâtit sans l'avoir appris; tout y est fatal: le castor bâtit, maîtrisé par une force constante et irrésistible.

<< Tout, dans l'intelligence, résulte de l'expérience et de l'instruction: le chien n'obéit que parce qu'il l'a appris; tout y est libre: le chien n'obéit que parce qu'il le veut.

:

<< Enfin tout, dans l'instinct, est particulier cette industrie si admirable que le castor met à bâtir sa cabane, il ne peut l'employer qu'à bâtir sa cabane; et tout, dans l'intelligence, est général: car cette même flexibilité d'attention et de conception que le chien met à obéir, il pourrait s'en servir pour faire toute autre chose.

« Il y a donc, dans les animaux, deux forces distinctes et primitives: l'instinct et l'intelligence. Tant que ces deux forces restaient confondues, tout, dans les actions des animaux, était obscur et contradictoire. Parmi ces actions, les unes montraient l'homme supérieur à la brute, et les autres semblaient faire passer la supériorité du côté de la brute. Contradiction aussi déplorable qu'absurde! Par la distinction qui sépare les actions aveugles et nécessaires des actions électives et conditionnelles, ou, en un seul mot, l'instinct de l'intelligence, toute contradiction cesse, la clarté succède à

la confusion: tout ce qui, dans les animaux, est intelligence, n'y approche, sous aucun rapport, de l'intelligence de l'homme; et tout ce qui, passant pour intelligence, y paraissait supérieur à l'intelligence de l'homme, n'y est que l'effet d'une force machinale et aveugle1. >>

Cette différence entre l'instinct et l'intelligence est extrêmement importante dans la question qui nous occupe. Chose curieuse, la supériorité et la sûreté même de l'instinct font son infériorité à côté de l'intelligence. Par son instinct, l'animal ne peut pas se tromper, tandis que par son intelligence il peut faire plus ou moins bien. Par son intelligence faillible, il s'approche plus ou moins de l'homme; par son instinct infaillible, il s'approche des choses. La gravitation est une loi encore plus sûre que l'instinct et qui conduit plus infailliblement les astres dans leurs mouvements que l'instinct ne conduit les animaux. L'astre peut bien moins se tromper dans sa marche que l'astronome dans ses calculs. L'astronome cependant vaut mieux que l'astre, parce qu'il est une intelligence et une personne, tandis que l'astre est une chose qui suit sa loi sans la connaître, à moins que, selon une vieille croyance de l'Orient, nous ne donnions à chaque astre un ange qui le conduise, c'est-à-dire une intelligence et une personne.

1 P. 37, 38 et 39.

La Fontaine n'a point fait la distinction entre l'instinct et l'intelligence chez les animaux. De là deux crreurs. Premièrement, il attribue à l'intelligence des animaux beaucoup de choses qui ne sont que l'effet de l'instinct; et, comme les choses que l'animal fait par instinct sont accomplies avec une industrie merveilleuse, la Fontaine est disposé à croire que sur certains points l'intelligence des animaux est supérieure à celle des hommes. Secondement, il oublie une remarque importante par l'instinct, les animaux de chaque espèce sont égaux entre eux; par l'intelligence, ils sont supérieurs et inférieurs les uns aux autres. J'ajoute que l'intelligence individuelle des animaux travaille sur leur instinct et le développe; c'est-à-dire que tous les chiens ayant l'instinct de la chasse, il y a cependant des chiens qui chassent mieux que d'autres, parce qu'il y a des chiens qui ont plus d'intelligence et qui par leur intelligence ont développé leur instinct.

Il est donc très-important de déterminer ce qui dans les animaux est l'effet de l'instinct et l'effet de l'intelligence, afin de ne pas croire à la supériorité de leur intelligence en voyant la sûreté de l'instinct ou du mécanisme, et afin, d'autre part, de ne pas croire à l'éga lité de l'intelligence chez les animaux dans chaque famille. Les familles d'animaux ont, comme les familles humaines, leurs individus plus ou moins bien doués. Les deux rats, par exemple, dont la Fontaine nous

raconte l'histoire, sont, selon moi, des rats d'élite :

Deux rats cherchaient leur vie; ils trouvèrent un œuf.

Le diné suffisait à gens de cette espèce:

Il n'était pas besoin qu'ils trouvassent un bœuf.
Pleins d'appétit et d'allégresse,

Ils allaient de leur œuf manger chacun sa part,
Quand un quidam parut: c'était maître renard,
Rencontre incommode et fâcheuse:

Car comment sauver l'œuf? Le bien empaqueter,
Puis des pieds de devant ensemble le porter,
Ou le rouler ou le traîner,

C'était chose impossible autant que hasardeuse.
Nécessité l'ingénieuse

Leur fournit une invention.

Comme ils pouvaient gagner leur habitation,
L'écornifleur étant à demi-quart de lieue,
L'un se mit sur le dos, prit l'œuf entre ses bras,
Puis, malgré quelques heurts et quelques mauvais pas,
L'autre le traîna par la queue.
Qu'on m'aille soutenir, après un tel récit,
Que les bêtes n'ont point d'esprit!

L'exemple des deux rats de la Fontaine ne prouve pas que tous les animaux aient autant d'intelligence qu'en ont montré ces deux bêtes; il ne prouve même pas que tous les rats soient aussi avisés. Ce n'est pas là un effet d'instinct, mais un effet d'intelligence. Ces deux rats, s'ils sont de l'histoire et non de la fable, étaient des individus évidemment supérieurs à ceux de leur espèce.

Voyons enfin quelle est la conclusion de la Fontaine, elle ne manque ni de hardiesse ni de justesse:

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