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sonne. Que de fois même, voyant quelques-unes de ces personnes obstinément attachées à la matière et dépendant par routine des lieux et des temps, que de fois n'avons-nous pas été tentés de nier qu'il y eût là des personnes humaines! Elles nous semblaient faire partie de la maison ou du champ où elles vivaient; elles étaient serfs du sol; elles étaient immeubles par destination. Et cependant ces automates humains sont capables de réflexion: malheureux, ils s'inclinent sous la main de Dieu; heureux, ils se souviennent du temps où ils ont souffert. Ils le peuvent, du moins, et le font même quelquefois. Ils n'agissent pas seulement en vertu des impressions qui les frappent dans tel ou tel moment; ils peuvent agir aussi en vertu des réflexions qu'ils font sur leurs impressions. Ils se disent tantôt qu'ils ont eu tort, tantôt qu'ils ont eu raison d'agir de telle ou telle manière, dans tel ou tel temps; et, en parlant ainsi, ils attestent, sans le savoir, qu'ils sentent en eux une force indépendante des choses extérieures, un moi, une personne enfin dont ils reconnaissent l'identité à travers le temps, et la responsabilité à travers les impressions du corps. L'homme ne vit que par l'idée qu'il a de sa personne indépendante et distincte de tous les autres êtres. C'est là sa seule et sa vraie réalité. Par son corps et par ses sens, il dépend du monde extérieur; par l'idée qu'il a de sa personne, il est indépendant.

N'y a-t-il donc dans l'animal aucune sorte de person

nalité, aucune ombre de conscience psychologique ? Buffon lui accorde la conscience de son existence actuelle : « Si je me suis bien expliqué, dit-il, on doit « avoir vu que, bien loin de tout ôter aux animaux, je << leur accorde tout, à l'exception de la pensée et de la « réflexion. Ils ont le sentiment, ils l'ont même à un « plus haut degré que nous ne l'avons; ils ont aussi « la conscience de leur existence actuelle, mais ils n'ont << pas celle de leur existence passée; ils ont des sensa«<tions, mais il leur manque la faculté de les compa- «rer, c'est-à-dire la puissance qui produit les idées; << car les idées ne sont que des sensations comparées, a ou, pour mieux dire, des associations de sensa<< tions1. >>

Qu'est-ce que cette conscience de l'existence actuelle que Buffon accorde aux animaux en plus que Descartes, qui ne leur accordait que le sentiment? Avez-vous vu quelquefois, par une belle matinée d'été, les animaux qui s'éveillent, les oiseaux qui prennent leur essor en chantant, le cheval qui hennit en voyant son cavalier s'approcher? N'est-ce pas un sentiment de joie qui semble se répandre dans tous les êtres avec le retour de la clarté? Et cette joie, quelle est-elle, sinon celle qui vient du sentiment de la vie? N'y a-t-il dans ce sen

1 Buffon, Discours sur la nature des animaux, cité par M. Flourcns,

timent qu'un pur effet du sang qui s'anime et s'échauffe? ou y a-t-il une réflexion quelconque, une opération de la conscience psychologique? L'animal, en un mot, rapporte-t-il le sentiment qu'il a à sa personne? ou bien n'est-ce, pour ainsi dire, que la vie qui en lui jouit d'elle-même ? Personne n'est tenté de croire que la lumière se sente lumineuse. L'animal se sent-il joyeux, ou la joie éclate-t-elle en lui comme la lumière éclate sur les choses? L'animal enfin a-t-il un moi distinct des autres êtres, et surtout ce moi se sait-il et se connaît-il? Il m'est difficile, je l'avoue, de ne pas croire que l'animal a son moi. Jusqu'à quel point ce moi se rapproche-t-il du moi humain? Grand mystère. Souvenons-nous seulement que, pour établir la différence entre nous et les animaux, nous n'avons pas besoin de les tenir à grande distance: il suffit d'un degré qui ne puisse être franchi. C'est assez pour maintenir la hiérarchie et pour rassurer notre orgueil. Ne craignons donc pas d'observer et de constater les ressemblances. entre nous et les animaux, persuadés que nous sommes que nous n'arriverons jamais jusqu'à la conformité. L'homme peut se brutaliser par ses vices jusqu'à toucher à la bête; l'animal ne peut pas s'humaniser par ses qualités jusqu'à atteindre l'homme.

La Fontaine aime à signaler ces ressemblances. L'animal, dit-on, ne raisonne pas. Qu'est-ce donc que raisonner? C'est avoir des sensations, les percevoir, les

comparer, les juger et en tirer des conséquences. L'animal fait-il tout cela? On dit que non;

. Cependant, quand aux bois
Le bruit des cors, celui des voix
N'a donné nul relâche à la fuyante proie,
Qu'en vain elle a mis ses efforts

A confondre et brouiller la voie,

L'animal chargé d'ans, vieux cerf et de dix cors,
En suppose1 un plus jeune, et l'oblige par force
A présenter aux chiens une nouvelle amorce.
Que de raisonnements pour conserver ses jours'
Le retour sur ses pas, les malices, les tours,

Et le change, et cent stratagèmes

Dignes des plus grands chefs, dignes d'un meilleur sort!
On le déchire après sa mort:

Ce sont tous ses honneurs suprêmes.

Quand la perdrix

Voit ses petits

En danger, et n'ayant qu'une plume nouvelle
Qui ne peut fuir encor par les airs le trépas,
Elle fait la blessée et va traînant de l'aile,
Attirant le chasseur et le chien sur ses pas,
Détourne le danger, sauve ainsi sa famille ;

Et puis, quand le chasseur croit que son chien la pille3,
Elle lui dit adieu, prend sa volée et rit

De l'homme qui, confus, des yeux en vain la suit3.

L'exemple du cerf et de la perdrix semble prouver que l'animal raisonne. Pour achever la démonstration, la Fontaine prend l'exemple des castors:

1 Substitue.

2 Se jelte dessus.

3 Liv. X. f. 1TM,

Non loin du nord il est un monde
Où l'on sait que les habitants

Vivent, ainsi qu'aux premiers temps,
Dans une ignorance profonde.

Je parle des humains; car, quant aux animaux,
ls y construisent des travaux

Qui des torrents grossis arrêtent le ravage,
Et font communiquer l'un et l'autre rivage.
L'édifice résiste et dure en son entier;
Après un lit de bois est un lit de mortier.
Chaque castor agit: commune en est la tâche;
Le vieux y fait marcher le jeune sans relâche;
Maint maître d'œuvre y court, et tient haut le baton.
La république de Platon

Ne serait rien que l'apprentie

De cette famille amphibie.

Ils savent en hiver élever leurs maisons,

Passent les étangs sur des ponts,

Fruit de leur art, savant ouvrage ;
Et nos pareils ont beau le voir,
Jusqu'à présent tout leur savoir

Est de passer l'onde à la nage.
Que ces castors ne soient qu'un corps

vide d'esprit,
Jamais on ne pourra m'obliger à le croire1.

M. Flourens nous prouve cependant que les castors ne méritent pas la réputation d'intelligence que leur fait la Fontaine :

« Le castor est un mammifère de l'ordre des rongeurs, c'est-à-dire de l'ordre même qui a le moins d'intelligence; mais il a un instinct merveilleux, celui de

4 Liv. X, f. 1.

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