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Il n'est point de littérature mieux faite que celle des Latins et des Grecs pour élargir l'esprit, pour donner de la rectitude au jugement, pour élever les cœurs, pour inspirer la passion de la liberté.

Le peuple grec se gouvernait lui-même; ses orateurs le consultaient directement; la tribune, le théâtre y étaient entièrement libres. Aucune loi n'en venait restreindre l'audace et la satire personnelle comme la satire politique s'y faisait applaudir. L'esprit se développait librement dans tous les genres, sans convention et sans limites. Et chez les Latins, cette conquête lente et patiente de tous les droits par le peuple, cette montée constante des hommes nouveaux aux honneurs, à mesure qu'ils en étaient plus dignes, n'est-ce point aussi un spectacle fait pour nous assurer que ce sont de nobles et libérales leçons que celles de l'antiquité. L'on parlait il y a quelques années de la décadence de la bourgeoisie devant un homme politique qui fut un orateur éminent, un philosophe et un grand maître de l'Université, et Jules Simon répondit : « Non, rassuronsnous, la bourgeoisie n'est pas perdue, car elle sait le latin. »

La culture des humanités classiques a certainement contribué à la force et à la grâce de l'esprit français; les vieilles et précieuses humanités devraient toujours constituer le fond de l'enseignement, car elles peuvent encore répondre aux aspirations de notre époque, dont les besoins variés réclament en même temps, je ne le conteste pas, une instruction et une éducation appropriées; elles peuvent toujours aider au progrès et former des

hommes qu'on n'accusera pas d'ètre des « prodiges de néant. >>

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Depuis vingt-cinq ans, j'ai regardé de la tour de mon éducation classique se dérouler le panorama multiple de tous nos modernes chefs-d'œuvre littéraires et je me suis demandé si la littérature se renouvelait véritablement, si elle suivait cette évolution progressive des sciences qui les mène chaque jour à d'incontestables et très utiles découvertes, ou si la littérature contemporaine vivait sur le passé ?

L'âme humaine progresse-t-elle comme la science? La psychologie trouve-t-elle vraiment comme la chimie des combinaisons nouvelles? Découvre-t-elle de nouvelles sensations comme on découvre scientifiquement de nouveaux corps? Etablit-elle, comme la physique, de nouvelles lois, plus subtiles et plus délicates sans doute que les anciennes, mais non moins sûres et non moins invariables? Notre cœur a-t-il ses Edison et nos maladies morales ont-elles trouvé leur Pasteur? Sans aucun doute, la poësie, le roman, le théâtre, l'éloquence, l'histoire, se sont transformés. Ces transformations sont-elles des progrès ? Dit-on quelque chose de nouveau, pour emprunter le mot de La Bruyère, « depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent? » ou n'y a-t-il de nouveau que ce qui est oublié ?

Les Poëtes : « Ab Jove principium ». Les Poëtes sont les favoris des Dieux et c'est par eux que je commence mon examen de conscience, car l'homme étant, selon le mot de Protagoras, la mesure de toutes choses, c'est moi que je jugerai en vous par

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lant d'eux, ou sinon ma seule individualité, tout au moins l'état d'âme de la génération à laquelle j'appartiens.

Il nous avait bien paru que Lamartine et De Vigny apportaient quelque chose de nouveau dans la façon dont ils élargissaient notre âme pour les rêves infinis de notre cœur; ils étaient empreints d'un idéalisme, qui procédait des idées chrétiennes, transformées depuis Chateaubriand en matière d'art; mais Lamartine et De Vigny, dira-t-on, sont des arriérés; et depuis, Victor Hugo, Leconte de Lisle, De Heredia, Henri de Regnier, ces maîtres puissants ou raffinés de la forme, ont marché dans d'autres voies. Ne vous semble-t-il pas que Lucain avait déjà cette manière d'agrandissement épique qui est le fond de Victor Hugo? Ne vous paraît-il pas que Stace et Apollonius de Rhodes avaient déjà ce souci du pittoresque et du relief qui ont fait la gloire de plus d'un de nos contemporains? J'entends que de plus récents encore inclinent vers une poésie seulement suggestive, nullement objective, et voudraient faire du vers un instrument de musique qui éveillerait les sensations sans les peindre et les exprimer précisément. Est-ce un progrès ? Et cette poésie évocatrice ne s'adressant qu'à l'oreille et aux sens, art succédané de celui des musiciens, vaut-elle celle qui nous donne l'intime plaisir de surprendre dans sa netteté harmonieuse et précise les idées que nous n'avions fait jusque là que pressentir confusément ? Et je songe que jusqu'en leurs plus infimes détails les méthodes nouvelles ont déjà paru. N'est-ce pas Catulle qui s'avise, lui aussi, de dépeindre la tris

tesse d'un père par une accumulation de voyelles graves:

Lumina sunt gnati cara saturata figura.

Ce sont bien là, si je ne me trompe, les procédés de Verlaine, de Rodenbach et d'Henri de Regnier.

Le Roman: Le Roman est un genre nouveau. Je ne me souviens pas d'avoir expliqué de roman dans mes classes. J'ai ouï dire que le jeune Racine se délectait à la lecture des « Amours de Théagène et Chariclée », que fit Héliodore et j'ai lu dans quelque traduction la naïve pastorale de « Daphnis et Chloé...... » Nous connaissons l'âne d'or d'Apulée et le Satyricon de Pétrone. Le Roman moderne s'est fait, je le sais, ces dernières années, une spécialité de photographier les bas-fonds; l'a-t-il fait avec plus de sincérité, avec plus de réalisme que Pétrone? N'y a-t-il point dans le court aperçu de la vie du bas peuple romain, plus de vérité encore, et cette vérité n'empêche pas le romancier latin d'avoir fait place à la fantaisie. L'art n'a pas perdu tous ses droits; l'esprit court dans tous les chapitres et la lourdeur y est chose inconnue.

Les naturalistes ont une prétention étrange. Ils ne reconnaissent pas plus aux romanciers qu'aux peintres le droit de choisir dans la nature; tout les intéresse au même titre et plus particulièrement tous les spectacles que précisément des raisons d'art avaient fait jusqu'ici dédaigner; comme si l'art n'était pas une sélection constante, non seulement des objets, mais même de nos impressions, non seu lement l'imitation, mais surtout l'interprétation de

la nature. La vérité toute nue n'est pas toujours belle. Choisissons même dans les corbeilles de fleurs; ne déversons pas au hasard le pêle-mêle des hottes; je confesse toute l'admiration que j'ai pour l'extraordinaire talent descriptif, pour la prodigieuse puissance d'analyse du chef de l'école des naturalistes, du poëte en prose de Germinal et d'Une page d'Amour,- mais pourquoi a-t-il tant de fois dépensé dans des peintures, inutiles au moins, - cette puissance de talent dont un ancien, sans aucun doute, n'eût utilisé la force que pour la production du beau; qu'il eût canalisé comme un courant d'eau vive et puissant, loin de se résigner à n'être que le torrent, dont on admire l'impétuosité, mais dont on peut redouter avec raison les flots troubles et déréglés:

Quum flueret lutulentus, erat quod tollere velles.

Je sais que nous avons inventé le roman psychologique, mais est-ce à dire que nous en connaissions mieux le cœur humain? Ce serait certainement faire preuve de beaucoup de mauvais goût que de ne point louer des œuvres comme celles de Bourget, de Marcel Prévost, et de tant d'autres. Mais leur prétention est amusante d'avoir découvert l'âme humaine. Jamais ni les écrivains anciens ni ceux du dix-septième siècle n'ont songé à se prévaloir de cette découverte et cependant ils étaient les Christophe Colomb de cette terre dont nos contemporains ne sont que les Americ Vespuce. Eblouis sans doute d'avoir mis l'étiquette sur le trésor, nos contemporains croient maintenant qu'il est devenu le leur. Or, ils ne sont après tout que des spécialistes. Ils

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