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Vous n'eussiez pas été complet si dans le vaste tableau que vous avez tracé des lettres françaises vous aviez négligé la presse. Il est de mode d'en médire, et, comme vous, je n'en conteste ni les erreurs ni les dangers, mais il serait injuste d'en nier les services et de méconnaître la somme d'efforts, de talent et de verve qu'y dépensent chaque jour nos modernes polémistes. J'ai peu de mérite à m'associer aux éloges que vous leur adressez, sachant qu'en ce pays picard la presse est jalouse de ses droits mais respectueuse de ses devoirs.

Vous avez réservé à nos historiens une place à part; ce n'est pas moi, fervent admirateur de leurs œuvres, qui vous reprocherai le juste tribut d'éloges que vous leur avez décerné. Si j'en excepte Bossuet, Voltaire et Montesquieu, l'histoire en France était restée jusqu'au début de ce siècle dans un état de médiocrité lamentable. La plupart des historiens ne voyaient dans la succession des évènements qu'une matière à amplification de rhétorique ou se perdaient dans des narrations fastidieuses; ils ne prenaient pas la peine de remonter aux sources, ou, s'ils les consultaient, c'était pour les dénaturer, les falsifier, et donner à leurs lecteurs l'idée la plus inexacte du Moyen-Age et des premiers siècles de la monarchie. française. A Chateaubriand revient l'honneur d'avoir été l'initiateur de la réforme. Augustin Thierry a raconté l'enthousiasme que produisit sur sa jeune imagination la lecture de la bataille des Francs contre les Romains dans les Martyrs. De ce jour il comprit quelle vie puissante et différente de la nôtre avaient vécue les siècles écoulés; de ce jour sa vocation d'historien était née.

Depuis Augustin Thierry, Tocqueville, Thiers, Henri Martin, Duruy et les écrivains que vous avez indiqués, jusqu'à Lavisse, Hanotaux et aux autres contemporains, quelle admirable pléïade d'historiens notre siècle a produits! Thierry leur a enseigné à consulter les chartes et les chroniques, à ressusciter le passé avec une couleur, un charme, une intensité de vie que la vérité seule peut avoir; il a déduit les leçons et les lois de l'histoire, marqué les étapes de la démocratie française avec cette sûreté de vue qui fait de l'Histoire du Tiers-Etat son chef-d'œuvre. Doué de la plus merveilleuse prescience, Tocqueville a, un demi-siècle d'avance, fixé les caractères de la société et du gouvernement égalitaires dont il entrevoyait l'avènement inéluctable.

A la suite des maîtres, dans les départements, une foule d'historiens spéciaux, de chercheurs érudits et consciencieux (et je n'ai qu'à jeter les yeux autour de moi pour en trouver ici) ont compulsé, dépouillé nos archives, exhumé leur poussière et mis à la portée de tous les trésors du passé dans ces nombreuses monographies, dans ces histoires locales qui nous donnent aujourd'hui la notion vraie de la vie provinciale d'autrefois.

Fénelon dont les idées de réforme et les conceptions libérales avaient entraîné la disgrâce attribuait la supériorité de l'éloquence chez les Grecs à la forme de leur gouvernement, à la liberté de la parole et aux agitations de l'agora. La Révolution française, en créant une tribune au milieu de la tourmente devait justifier cette assertion. De Mirabeau jusqu'à nos jours, les orateurs parlementaires dignes

de ce nom se sont faits légion; les avocats ne leur sont pas restés inférieurs et c'est dans leurs rangs que bien souvent la tribune a recruté ses maîtres. Non, l'art oratoire n'a pas, en ces dernières années, dégénéré dans notre pays. Qu'il me suffise d'évoquer ici la parole empreinte de séduction, de finesse et de force du fondateur de la troisième République, la magie du verbe de cet incomparable styliste que fut Jules Favre, de ses savantes périodes dont l'impeccable cadence retentit encore comme une harmonieuse musique à l'oreille de ceux qui ont eu la joie de l'entendre en leurs jeunes années, le langage ardent, tumultueux, plein de flammes et d'éclairs de Gambetta le grand tribun. Est-il même besoin de remonter si haut et n'avons-nous pas présente à l'esprit cette mémorable séance de réception à l'Académie Française qui fut, il y a quelques jours à peine, un triomphe de l'éloquence parlementaire ? Sans sortir même de notre cadre provincial, l'Académie et le barreau d'Amiens ne comptent-ils pas dans leur sein des avocats d'un réel talent? l'homme d'Etat dont vous avez été à la barre le collaborateur ne fut-il pas un remarquable orateur d'affaires? et sur la liste actuelle de nos membres titulaires et honoraires ne trouvons-nous pas le nom de deux hommes publics qui ont honoré grandement la tribune française ?

A quelles sources se sont-ils abreuvés? Sous quelles inspirations leur intelligence s'est-elle formée? Leur robuste discipline classique les a-t-elle rendus impropres à discuter et à traiter au point de vue pratique et utilitaire les questions qu'ils avaient à résoudre, ou réfractaires aux réformes que com

portait notre état social? Nullement, et ils l'ont su prouver.

Vous n'avez point parlé de l'éloquence de la chaire; mais je vous soupçonne d'y avoir songé cependant à propos des travaux de notre compagnie. Vous pensiez, n'est-ce pas ? à cette parole d'une verve, d'une élévation, d'une richesse et d'une couleur tant de fois applaudies dans cette enceinte et dont nous allons être, hélas! privés désormais.

Et le conférencier que vous avez omis! cet orateur d'un genre qui date d'hier, ce causeur charmant, ce vulgarisateur des notions les plus diverses, cet édu cateur familier ! N'est-ce pas souvent un humaniste délicat, un normalien, un membre de l'Institut qui doit aux lettres anciennes le meilleur de lui-même?

Vous n'hésitez pas à proclamer la nécessité du maintien des études classiques dans l'enseignement secondaire, à affirmer l'autorité bienfaisante de ceux que nous appelons les anciens parce qu'ils nous ont précédés ici-bas, que nous devrions nommer les jeunes, si nous songeons que leur génie a brillé dans l'adolescence et la jeunesse de l'humanité. Vous ne voulez pas priver nos enfants des pures joies qu'ils trouvent dès le collège dans la lecture des chefsd'œuvre du passé. Ecoutez en quels termes un exquis écrivain de notre temps (1), dont la plume sceptique et railleuse ne nous a guère habitués à ce lyrisme, raconte les émotions que lui ont fait éprouver Homère et les tragiques de Grèce : « Après Esope, on nous << donna Homère. Je vis Thétis se lever comme une «nuée blanche au-dessus de la mer, Je vis Nausicaa (1) Anatole France.

et ses compagnes, et le palmier de Délos, et le ciel <«<et la terre et la mer, et le sourire en larmes d'Andromaque.... Je compris, je sentis.

<< Il me fut impossible, pendant six mois, de sortir de l'Odyssée. Ce fut pour moi la cause de puni<«<tions nombreuses. Mais que me faisaient les «pensums? J'étais avec Ulysse <«<< sur la mer violette!» Je découvris ensuite les tragiques. Je ne

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compris pas grand' chose à Eschyle; mais Sophocle, << mais Euripide m'ouvrirent le monde enchanté des « héros et des héroïnes et m'initièrent à la poésie du <«< malheur. A chaque tragédie que je lisais, c'étaient « des joies et des larmes nouvelles et des frissons

« nouveaux.

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<< Alceste et Antigone me donnèrent les plus nobles « rêves qu'un enfant ait jamais eus. La tête enfoncée <« dans mon dictionnaire, sur mon pupitre barbouillé « d'encre, je voyais des figures divines, des bras « d'ivoire tombant sur des tuniques blanches, et << j'entendais des voix plus belles que la plus belle musique, qui se lamentaient harmonieusement. >> Vous estimez à juste titre que les philosophes, les historiens, les poètes, les orateurs de l'antiquité, à l'école desquels se sont formés les grands écrivains des quatre derniers siècles sont encore les meilleurs inspirateurs de notre clair génie national. A vouloir nous modeler sur nos voisins, à prétendre faire passer le génie compliqué et nébuleux de leur littérature dans la nôtre, nous risquons de perdre les qualités natives de notre race. Nous ne deviendrions ni des Anglais, ni des Norvégiens, ni des Allemands, nous cesserions seulement d'ètre des Français et j'ai l'orgueil de croire que ce serait dommage.

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