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RÉPONSE

AU

DISCOURS DE RÉCEPTION DE M. FRANQUEVILLE

PAR

M. PINSON

MONSIEUR,

Lorsque vous êtes venu me communiquer le beau discours que nous venons d'applaudir et me demander d'y répondre, je me suis dit que vous aviez été bien imprudent en frappant à ma porte et que c'était grand dommage pour vous-même et pour votre noble

cause.

N'y avait-il pas au sein de notre Compagnie des maîtres éminents de l'Université, des humanistes au goût éclairé, à la plume délicate, pour lesquels l'antiquité grecque et latine n'a point de secrets et qui bien mieux que votre nouveau directeur eussent été qualifiés pour vous louer, comme vous méritez de l'être, pour apporter à la défense des lettres anciennes l'autorité de leur expérience et les séductions de leur talent?

Si j'avais à prononcer ici l'éloge du magistrat, la tâche me serait facile; il me suffirait de parcourir les nombreuses et rapides étapes de votre brillante carrière judiciaire, d'évoquer les grandes, les redoutables affaires soumises à vos patientes recherches

et à votre sagacité, la distinction, le dévouement, la droiture, avec lesquels vous remplissez la charge élevée où vous a placé la confiance du Gouvernement de la République, de rappeler enfin les marques de sympathie et d'estime que vous ont témoignées vos concitoyens, lorsque la croix de la Légion d'honneur est venue récompenser vos services.

Mais je vois d'ici mes collègues me regarder d'un œil inquiet, se demandant si je ne vais point prononcer un de ces éloges que je suis habitué à entendre chaque année, au mois d'octobre, dans une autre enceinte, et que mon trop court passage au parquet de la Cour d'Amiens ne m'a pas permis d'y prononcer moi-mème. Qu'ils se rassurent, la tradition et la hiérarchie judiciaires expirent à notre seuil, et c'est par d'autres côtés que vous nous appartenez.

Le goût et les aptitudes littéraires se trahissent dès l'enfance; vous n'avez pas échappé à la loi commune et le Lycée de St-Quentin se souvient encore de vos remarquables succès scolaires: aussi bien suisje convaincu que le jour où vous receviez des mains de notre grand historien national la médaille d'or, attribuée au prix d'honneur de rhétorique, compte parmi les meilleurs souvenirs de votre studieuse jeunesse. Le diplôme de bachelier-ès-lettres vous aurait permis de conquérir vos grades de l'Ecole de Droit, vous ne l'avez pas trouvé suffisant et vous avez, à dix neuf ans, affronté avec succès l'épreuve de la licence.

C'était l'heure néfaste où la France envahie et meurtrie maudissait l'axiome impie du Chancelier de fer en face de l'ennemi vainqueur qui vous criait que

la force prime le droit, vous vous êtes redressé et vous avez juré de consacrer votre vie au culte du droit: forum et jus! Mais la basoche ne vous a pas pris tout entier; les philosophes, les poètes, les orateurs de l'antiquité avaient procuré de trop douces joies au lycéen pour que l'étudiant ne restât pas fidèle à leur commerce. Vous avez employé vos heures de loisir à traduire le traité de Cicéron sur l'amitié et vous y avez trouvé, c'est vous qui l'avez dit, « un délassement plein de charme ».

L'amitié, noble sujet d'étude pour un jeune homme épris de philosophie et d'idéal ! mais combien de nuances elle comporte! Est-ce pauvreté de la langue, manque-t-elle de termes pour exprimer les divers degrès de relation ou de sympathie, est-ce politesse banale et flatterie consacrées par l'usage, ce maître du monde ? je ne sais, mais il n'est guère de nom plus prodigué que celui d'ami.

Au temps où les jeux relégués maintenant à MonteCarlo florissaient en plein Paris, le chevalier de Coigny avait un jour gagné au Palais Royal 1500 louis qu'il tenait dans son chapeau ; quelqu'un l'aborde et lui tient ce discours : « Mon cher ami, de « grâce, prêtez-moi cent louis. J'y consens, mon «cher ami, répond le chevalier, pourvu que vous « me disiez comment je m'appelle. » Et comme le quémandeur (aujourd'hui cela s'appelle un tapeur) ne savait que répondre : « Vous voyez bien, reprit le chevalier, que vous seriez trop embarrassé pour << trouver le moyen de me rendre mes cent louis, si je vous les prêtais.

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Ce n'est pas l'amitié ainsi comprise qui a inspiré

le philosophe romain, charmé votre esprit et suggéré la préface de votre traduction.

Lucilius écrivait à Sénèque que l'homme chargé de sa lettre était son ami et il recommandait en même temps de ne pas s'ouvrir à lui sur ses affaires. Sénèque s'indignait de cette précaution; « c'est dire, » écrivait-il, «< c'est dire dans la même lettre que cet <«< homme est votre ami et qu'il ne l'est pas ; ainsi <«<le mot ami n'est dans votre bouche qu'une expres«<sion banale, comme le titre d'homme de bien pour « les candidats et celui de citoyen pour le premier << venu dont on ne se rappelle pas le nom. » Ce n'est pas non plus, n'est-il pas vrai ? à l'étude de cette catégorie d'amis que vous vous êtes adonné avec votre auteur de prédilection.

«L'amitié n'est autre chose,» suivant la définition de Cicéron, « qu'une parfaite conformité d'opinion « sur les choses divines et humaines, jointe à une « bienveillance et une affection mutuelles. » C'est peut-être excessif et je crois que si telles étaient les conditions essentielles et nécessaires de l'amitié, si chacun dans les grandes questions devait professer rigoureusement la même opinion, si l'on était condamné à retrouver dans son ami le miroir même de son âme, les conversations entre amis manqueraient de la variété, du piquant et de l'entrain que provoque une légère contradiction. L'histoire nous montre d'ailleurs l'exemple d'amitiés profondes et fidèles entre hommes de croyances opposées, le catholique Loisel et le protestant Pithou, Montaigne sceptique « divers et ondoyant » et l'ami qu'il pleura toute sa vie, le généreux et enthousiaste auteur du Traité

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