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grouper à l'entour, avec leurs costumes, leurs mœurs, leurs passions, leur idéal, les figurants évanouis des sociétés élégantes ou raffinées qui l'ont créé; alors tout s'harmonise et l'étude de ce qu'on a appelé dédaigneusement le bric-a-brac nous enseigne à mieux connaître nos devanciers, à mieux comprendre leur histoire. Vous venez de nous en donner une démonstration éloquente, et je ne saurais rien ajouter, sous peine de les affaiblir, aux considérations ingénieuses que vous a suggérées la comparaison des mobiliers si dissemblables de Louis XV et de

son successeur.

Vous êtes trop bon poète, Monsieur, pour ne pas vous complaire souvent dans cette attrayante évocation du passé. Vous y songiez, n'est-ce pas ? dans ce Salon Louis XV où vous avez écrit de si jolis vers, mélancoliques, c'est entendu, pour vous demander à votre tour où sont les dames d'antan:

Un cartel a sonné dans l'air enlangouré,

Le temps fuit en chantant sur une note exquise,
Et depuis plus d'un siècle s'est évaporé

Le parfum que fleurait la dernière marquise.

Comment d'ailleurs ne pas s'attacher à ces adorables bibelots, comment ne pas chercher à empêcher leur dispersion aux quatres coins du monde et leur accaparement par la guinée anglaise ou le dollar d'Amérique? La France n'est-elle pas le seul pays d'Europe qui ait possédé un mobilier vraiment digne de ce nom, national et complet? Qu'elle s'en montre jalouse et le conserve pieusement! Si l'influence de la Flandre ou de l'Italie a pu contribuer à sa trans

formation, il n'en est pas moins certain que nos ébénistes, dignes continuateurs des huchiers du MoyenAge, n'ont emprunté à l'étranger que les aliments susceptibles de s'assimiler, de se combiner et de se fondre en des modèles pleins de grâce, de majesté ou de force, et toujours bien français. Saluons donc avec reconnaissance et respect les noms de Boulle, d'Oeben, de Riesener et surtout de l'amiénois Charles Cressent, l'incomparable ébéniste du Régent, dont nous venons d'admirer l'œuvre au Petit Palais des Beaux-Arts.

La mode dont les inflexibles décrets nous font rechercher aujourd'hui les vieux meubles trop longtemps délaissés et leurs modernes contrefaçons devait fatalement disperser les anciens mobiliers bourgeois loin du toit qui les avait primitivement abrités. Les regrets que vous venez de leur donner sont communicatifs et nous vous avons suivi avec un charme attendri dans ce petit salon contemporain de Barras et de La Revellière Lepeaux qui vous contait les existences tranquilles écoulées à l'ombre de ses boiseries jaunies par le temps. S'il est devenu presque introuvable de nos jours, combien devons nous déplorer davantage la révolution opérée depuis quelques années dans la masure du paysan. En vain y cherchez-vous aujourd'hui la potière, la vieille armoire normande aux fines sculptures, la hûche à pain, le lit breton aux contours ajourés : toutes ces jolies choses ont disparu, emportées vers la grande ville par la locomotive envahissante, pour faire place au pitch-pin, au noyer et à l'acajou plaqués.

Les églises auraient dû échapper à ce vandalisme: l'immutabilité du rituel et du costume sacerdotal semblait les protéger contre ce barbare rajeunissement. Pourquoi faut-il que là plus qu'ailleurs il ait marqué sa déplorable empreinte ? Le XVIIIe siècle avait voué une guerre mortelle à cet admirable style gothique dont les chefs d'œuvre s'harmonisent si bien avec les demi-teintes du ciel de nos régions, et l'on a pu dire, non sans raison, que le mauvais goût des chapitres du temps avait plus contribué à la mutilation des monuments de l'art ogival que les guerres de religion ou la tourmente révolutionnaire. Les restaurations opérées à cette époque à Notre-Dame de Paris, au chœur de la cathédrale de Chartres et même à Amiens en sont malheureusement la preuve. De nos jours, on ne se permettrait sans doute plus pareil anachronisme dans nos vieilles basiliques ; mais, par une étrange inconséquence, tandis que nous élevons de modernes églises romanes ou gothiques, imitations souvent impeccables des anciennes, que de fois voyons-nous substituer à la vieille décoration primitive, parfois naïve et rudimentaire, mais imprégnée d'un véritable sens artistique, des boiseries tapageuses et une statuaire de pacotille toute éblouissante d'or, d'azur et de poupre, qui jurent avec la noble simplicité de la pierre et choquent à bon droit notre goût. Combien de détériorations barbares et de profanations sont encore commises à l'heure actuelle, sous prétexte de polychromie ou d'embellissements!

Chaque siècle, Monsieur, a ses faiblesses, ses ridicules et aussi ses grandeurs. Ne soyons pas trop

sévères, même en ces matières, pour celui qui bientôt n'appartiendra plus qu'au passé. Ne vous semble-t-il pas qu'il fera une figure honorable dans l'histoire ? Sans parler des grandes réformes auxquelles il aura présidé, des progrès incessants d'une science qui chaque jour enfante de nouveaux prodiges, l'art contemporain n'aura pas été sans gloire, la littérature et la poésie de notre temps ne seront pas dédaignés de la postérité.

Vous leur aurez apporté quelques fleurs empreintes d'une grâce mélancolique, dont les teintes adoucies. ont su nous captiver. Donnez-nous en souvent encore dans nos réunions mensuelles, nous prendrons plaisir à respirer leur subtil parfum et j'espère que le philosophe attristé de l'humaine misère n'aura point à regretter les heures qu'il voudra bien nous

consacrer.

Pour moi, Monsieur, en transmettant dans quelques semaines à mon successeur la direction de l'Académie d'Amiens, je me féliciterai d'avoir été appelé par les devoirs de ma charge à l'insigne honneur de souhaiter la bienvenue parmi nous à un poète délicat et charmant que la Picardie est fière de compter parmi ses enfants.

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