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la dérive des coches d'eau, dans les veines bleues des fleuves. Et voici qu'elle s'emporte à toute vapeur dans le tonnerre et la fumée, entre les fils télégraphiques qui s'élèvent et s'abaissent au rythme insensé de sa course. Sur son passage de tempête, la vie sédentaire et conservatrice a été ébranlée, les frontières provinciales abattues; et derrière le citadin et le paysan devenus nomades, les demeures se sont écroulées, les meubles enfuis je ne sais où.

Dans cet ordre d'idées le spectacle est instructif de ce coin de la France où je vous menai tantôt, de la Bretagne travaillée par la pénétration des voies ferrées. Ceux qui l'ont parcourue vers l'année 1880 ne la reconnaissent déjà plus. L'émigration d'un sens, l'immigration de l'autre, ont dépoétisé la patrie de Brizeux, qui si longtemps s'était maintenue immobile dans ses croyances, son langage et ses cos

tumes.

Vous les voyez sur le Mail les coiffes bretonnes ignorées il y a dix ans celle de Quimper en forme de mitre allumant une étincelle de clinquant sous la broderie, celle du Fouesnant, à large envergure, celles des Côtes-du-Nord, du Morbihan, de tous les évèchés et de toutes les paroisses, d'espèces aussi nombreuses que les oiseaux de mer qui hantent les promontoires de granit. Elles, qui n'auraient pas franchi la distance qui sépare Guingamp de SaintBrieuc, viennent s'abattre sur le sable des plages picardes. Un jour, les filles aux tailles carrées retourneront sur la lande où fleurit l'ajonc, mais affublées de chapeaux invraisemblables, et ne comprendront plus la parole du recteur qui leur souhaitera la bienvenue en langue celtique.

Inversement les touristes inondent la contrée. Dans leurs malles d'osier et de toile vernie, ils traînent le scepticisme gouailleur et infatué, triste bagage des cosmopolites. Les trafiquants qui les exploitent, ceux qui spéculent sur leurs habitudes de « snobs » et sur leurs vices, les accompagnent. Pour eux on construit des routes et on perpètre des crimes. comme celui, si léger à la conscience des ingénieurs qui, de l'autre côté du Couesnon, a défiguré le MontSaint-Michel et troublé par une digue sans respect son isolement d'ermite au milieu des sables. Cette cohue, aux accoutrements de jersey multicolore, aux allures androgynes de cyclistes, se livre consciencieusement au pillage des meubles. A Paris, les lits clos en armoires et leurs rosaces de fuseaux, les assiettes jaunes de la faïencerie de Locmaria, les huches taillées dans le bois rouge des châtaigniers! C'est un déménagement de tous les jours; et c'est comme cela qu'une province meurt un peu tous les ans. Quelquefois, injure suprême, le voyageur venu de loin s'implante dans une propriété. Au fond du golfe semé d'ilots, parmi les bruyères, près d'un dolmen, il ose élever une construction du genre chalet, peinturée comme la devaature d'un droguiste et qui afflige le paysage druidique par son aspect de maison en caleçon de bain.

Notez que le fossé était profond à combler, qu'il y avait d'imposantes défenses contre le double fléau de l'exode et de l'infiltration. A la situation d'une presqu'île attaquable sur un seul côté du triangle, s'ajoutaient le séparatisme d'une race longtemps autonome, le parler des habitants qui n'est pas un patois

mais une langue sans affinités, la rébellion du sol où l'on dit que la terre montre ses os, la nécessité de la vie de mer dans des parages qui portent les noms trop justifiés de Baie des Trepassés, Enfer de Plogoff, Enfer de Penmarc'h ! Rien n'a prévalu..... Bretagne, Bretagne des « pardons » et des sonneurs de binious, le flot du modernisme te menace! Marée plus formidable que celle à qui Dahut l'impudique ouvrit dans le temps les portes de l'écluse, nous prévoyons l'heure où il te submergera, comme la cité d'Is, qui forme à la pointe du Raz, sous un lac d'eau saumâtre, un légendaire empire de noyés !

Dans la Picardie, où ces obstacles n'existaient pas, et qui était jointe à la métropole par des sutures invétérées, l'œuvre d'unification a marché avec une autre rapidité, pratiquant l'affouage dans la forêt de la tradition, des coupes sombres dans la réserve des monuments. Pour vous en convaincre feuilletez l'album des frères Duthoit intitulé Le Vieil Amiens et dressez le compte des ruines.

Vous avez bien voulu vous arrêter avec moi devant celle du Portique de l'Hôtel-Dieu, qui vient s'ajouter à l'hécatombe ininterrompue. Situé en premier plan dans le décor au fusain de la Chaussée-au-Bled, où saint Leu, évêque en mitre violette et surplis de vieille dentelle, s'agenouille devant Notre-Dame, il s'était incorporé à l'ambiance gothique. Les pluies, les vapeurs, la poussière noire du travail avaient jeté un voile de crêpe sur la grâce un peu païenne de sa jeunesse blanche; les acanthes de ses chapiteaux s'effeuillaient en gerbes de floraisons mortuaires, ses statues dans les niches s'éploraient sous des drape

ries de deuil. C'était vraiment la porte qui convenait à l'asile de la Douleur et de la Pitié : l'entrée pour tant de civières, la sortie pour combien de cercueils! Tout cela a rempli quelques tombereaux de décombres.

Le rêve de l'artiste qui, il y a deux cents ans, taillant les calcaires informes, s'était imposé à la matière par l'harmonie des lignes, s'est envolé de ces débris retournés au désordre primitif. L'œuvre même du temps a été abolie; sous les marteaux démolisseurs la blancheur des pierres a reparu perpétuel recommencement et vieillesse pareille à l'enfance!

Nous concevons le passé doué d'une existence chimérique, étant celui qui n'est plus. Il ressemble à l'entité psychique que les Egyptiens nommaient le << double >> émanation de l'âme qui continue d'habiter le corps après le trépas. D'où leur coutume de momifier la chair et les représentations qu'ils peignaient aux murs des hypogées, pour alimenter l'être spirituel et posthume. Les choses anciennes sont nécessaires à la vie figurative du passé parmi nous; si on les supprime que restera-t-il de lui? Ne désespérez pas entièrement. Vous verrez sur la plus abandonnée des sépultures, une fleur, que nulle main n'a semée, s'épanouir par la commisération d'un printemps. Cette fleur croit aussi dans la mémoire des hommes; on l'appelle le souvenir.

RÉPONSE

AU

DISCOURS DE RÉCEPTION DE M. PERCHEVAL

PAR

M. PINSON

MONSIEUR,

On accuse quelquefois les poètes de manquer de modestie, je ne sais d'où vient cette calomnie contre laquelle proteste cependant, depuis qu'on en prononce, l'humilité des discours académiques. Qu'ils se fassent entendre sous la coupole de l'Institut ou qu'ils s'adressent à l'auditoire restreint et bienveil lant des compagnies provinciales, au jour de leur réception, les nouveaux académiciens pratiquent cette vertu avec un édifiant ensemble, qui suffirait à justifier l'institution des académies, si l'on s'avisait d'en contester l'utilité.

Je ne veux pas rechercher si ce sentiment est toujours très durable et si l'homme au sonnet n'a pas laissé d'héritiers en ce siècle finissant, mais je suis certain d'être l'interprète de tous ceux qui vous connaissent en disant que votre modestie est sincère, qu'elle se trahit à chaque page parmi vos tristesses, et que, dussiez-vous en rougir, vos lecteurs n'ont pas pour votre œuvre vos propres sévérités.

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