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» quelques rapports au succès de leur entreprise, soit en mê» lant à quelques bonnes raisons un grand nombre d'arguments >> faibles et mauvais, soit en exagérant leur thèse en ajoutant » l'écriture au langage, et en refusant presque entièrement à >> l'esprit humain sa spontanéité et le génie de l'invention, soit > enfin en ne donnant pas une réponse satisfaisante à certaines >> objections, entre autres à celle que de Gérando a tirée de ce » que l'enfant et le sourd-muet ne pourraient jamais apprendre » à parler, si la parole était nécessaire à la pensée. Cette ob»jection est spécieuse, quoique dépourvue de fondement; elle »> ne peut être résolue que par la distinction entre la connais»sance intuitive et la connaissance réfléchie, et par une exacte » analyse de l'instinct. Or, les écrivains ci-dessus, n'ayant pas » même soupçonné cette distinction, se sont vus dans une im» puissance égale, soit de résoudre les objections qui leur ont » été faites, soit de donner une analyse satisfaisante du fait psy»chologique, soit d'expliquer comment l'enfant apprend à » parler, soit enfin de saisir les vrais rapports qui existent » entre les idées et leurs signes. C'est ce qui est arrivé à » M. de Bonald, qui confond souvent les concepts avec les » mots qui les expriment, et donne à ceux-ci une valeur que » pourraient seuls admettre de rigides nominaux. Il faut de » plus étudier la nature de l'instinct, qui est exclusivement » propre à expliquer dans l'enfant le passage de l'intuition à la » réflexion par le moyen des signes arbitraires qui lui sont en» seignés. L'instinct qui guide l'enfant dans cette première

science, quand d'animal il devient parlant, peut nous donner » par analogie une idée de cet instinct surnaturel et primitif » que Dieu répandit dans le premier homme, lorsque celui-ci » apprit les premiers signes sans le secours d'une mère ou » d'une nourrice. Toutes les puissances surnaturelles en effet » se manifestent en nous sous la forme de l'instinct, c'est-à» dire, d'une action réglée et sage qui part d'une cause su» périeure à la nature. Mais les écrivains modernes qui ont » traité les questions de la nécessité et de l'institution du » langage, ne sont pas entrés dans ces recherches; ils ont ad

» mis, pour résoudre le problème, un prodige particulier et >> absolu, sans en déterminer le mode, sans tenter de le rame>ner à cet instinct extraordinaire et primitif qui, tout merD veilleux qu'il est, s'appuie sur l'induction, et sans lequel les » origines sont inexplicables 1. »>

Pour résoudre la question, remarquons d'abord que par parole l'auteur entend toute espèce de signes ou d'impressions sensibles propres à exprimer une idée.

Remarquons en second lieu qu'il y a deux espèces d'idées : les unes sont par elles-mêmes associées à un élément sensible : telles sont les idées d'un arbre, d'un animal, d'une pierre en particulier; les autres sont entièrement super-sensibles : ce sont les idées générales de cause, de substance, de vertu, de puissance, d'infini, etc.

Quand l'auteur admet la nécessité de la parole pour la pensée, il ne l'admet point pour la connaissance d'intuition; ce que nous avons dit au commencement de cet aperçu de la nature de cette connaissance suffit pour en donner la raison. Il ne l'admet pas non plus pour les idées associées à un élément sensible: ces idées portent avec elles-mêmes leur signe. Il est donc uniquement question des idées super-sensibles.

Ces idées nous sont données par la réflexion ontologique ou contemplative. Elles ne peuvent avoir lieu sans la parole; trois raisons le prouvent : 1° l'expérience, 2o les lois de notre nature humaine, 3° la nature de la réflexion ontologique.

1° L'expérience. Chacun peut reconnaître par lui-même qu'il ne peut jamais avoir une seule de ces idées, sans le secours d'un signe sensible.

2o Les lois de notre nature humaine. L'homme est un être mixte, composé d'un corps et d'une âme intimement unis ensemble. En vertu de cette union, l'âme ne peut éprouver aucun changement, aucune modification réfléchie sans une modification analogue dans le corps, sans une impression sensible daus le système nerveux, instrument de la sensibilité. Ce qui le

1 Degli errori filosofici di Rosmini, tom. 1, p. 198 et suiv.

démontre, c'est le fait admis que le cerveau est l'instrument de la réflexion. De la nature de son état dépend aussi la nature de la réflexion. S'il n'est pas assez développé ou bien s'il est assujéti à un dérangement momentané ou permanent, la faculté de réfléchir est affaiblie, suspendue ou constamment détruite.

3o La nature de la réflexion ontologique. Dans l'intuition, l'idée se présente telle qu'elle est, infinie, universelle, immense; elle est interne et externe à l'esprit, ou plutôt, elle n'est ni intérieure ni extérieure, parce qu'aucune de ses faces n'est reçue dans un lieu et que sa présence n'est circonscrite par aucun être. Elle embrasse et compénètre toutes les existences sans être ni comprise ni limitée par aucune. Il en résulte que dans l'intuition la connaissance est vague, confuse, indéterminée, dispersée, pour ainsi dire, et éparpillée. Cette connaissance devient distincte et déterminée dans la réflexion au moyen de la parole. La parole limite et circonscrit l'Idée infinie, elle arrête ou plutôt fixe l'attention de l'esprit sur une manière d'être, sur un rapport, sur une des propriétés de l'Etre ou sur l'Etre même dans ses relations avec les créatures. Et de ces différents aspects sous lesquels elle envisage l'Etre infini, elle déduit les idées de substance, de cause, d'immensité, d'éternité, etc. Ces différents rapports, étant identiques en Dieu, ne peuvent se diviser mentalement en demeurant tels qu'ils sont en Lui: il faut que l'esprit les détache, pour ainsi dire, en les précisant, les détermine et les rende ainsi aptes à tomber sous la conscience: intelligibles par eux-mêmes, ils ne peuvent tomber dans le domaine de la conscience qu'en se revêtant d'un sensible arbitraire, de la parole. C'est pour cette raison que l'auteur a défini la parole: Un sensible dans lequel s'incarne l'intelligible, non en tant qu'il resplendit à l'intuition, mais en tant qu'il se reflète sur la pensée réfléchie dans ce point indivisible de contact qui unit le sujet sensible à l'objet intelligible, l'esprit percevant avec la vérité perçue dans l'intuition.

Sans nous arrêter aux conséquences si importantes de la né

1 Degli errori, etc., tom. 1, p. 201.

cessité de la parole pour réfléchir, conséquences que l'on trouvera parfaitement développées dans l'Introduction, nous devons résoudre l'objection de M. de Gérando. L'enfant n'attache pas des idées aux mots par un procédé rationnel, sa raison n'est pas encore assez développée. Il les y attache par instinct. L'instinct est donné aux êtres sensibles comme un supplément de la raison: aussi, sa force est-elle en raison inverse du développement de la faculté rationnelle. L'enfant agit par instinct; c'est par son secours qu'il attache l'idée aux mots qui résonnent à ses oreilles ou aux gestes de sa mère ou de sa nourrice. Donc la pensée réfléchie n'existe point en lui avant le langage : car ce qui caractérise l'instinct, c'est qu'il est aveugle et qu'il opère sans connaissance. Les actions instinctives atteignent un but caché à celui qui les fait; elles sont le résultat d'un penchant qui s'ignore lui-même et produit des effets qu'il ne prévoit pas. C'est par là que l'instinct se distingue essentiellement de la volonté libre. Si l'on ajoute à ces réflexions ce que l'auteur enseigne sur l'intuition, propriété essentielle à toute âme raisonnable, on pourra résoudre les objections qu'on fait d'ordinaire contre cette doctrine, sans admettre les idées innées, ou ces formes imprimées dans l'âme humaine dès le premier instant de son existence, ni sans se jeter dans les inconvénients attachés à l'opinion de ceux qui admettent que la parole apporte les idées avec elle-même.

Quelque peu proportionné qu'il soit au système qu'il est destiné à reproduire, l'aperçu que nous venons de donner suffit néanmoins pour montrer comment la théorie de M. Gioberti sape par la base les trois grandes erreurs qui empoisonnent la plupart des systèmes modernes, le panthéisme, le rationalisme et le scepticisme.

Cette théorie renverse le panthéisme, puisqu'elle pose en

principe la création substantielle des réalités contingentes.

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Elle détruit le rationalisme, eu prouvant à priori la réalité du sur-intelligible et du surnaturel. Elle rend le scepticisme impossible, en identifiant en Dieu le réel et l'intelligible, en plaçant dans l'Etre nécessaire le siége de toutes nos idées, la source de toutes nos intellections. Si l'on joint à ces avantages la solution qu'elle donne aux problèmes les plus difficiles de la philosophie, en ramenant cette science dans les voies qu'elle a depuis longtemps abandonnées, on comprendra pourquoi nous avons pu lui donner, après MM. Labis et Bertinatti, le titre de Restauration des sciences philosophiques.

En donnant à l'Introduction ces éloges que nous croyons fondés, nous ne prétendons pas néanmoins qu'il n'y ait rien que de vrai dans toutes les solutions qu'elle donne, M. Gioberti nous apprenant lui-même qu'il n'y a pas un seul système de philosophie qui ne renferme quelque erreur, et que l'infaillibilité est un privilége exclusif de l'Eglise catholique.

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