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APERÇU

SUR LE SYSTÈME PHILOSOPHIQUE

DÉVELOPPÉ DANS

L'INTRODUCTION A L'ÉTUDE DE LA PHILOSOPHIE.

Nous trouvons dans une lettre sur les doctrines philosophiques et politiques de M. de Lamennais, mise au jour par M. Gioberti à l'occasion de la publication de l'Esquisse d'une philosophie, le récit de la manière dont il a été amené à son système. Voici ce qu'on y lit : « M'étant abandonné avec confiance, il y a plus » de dix ans, au principe de l'être abstrait, que je croyais sûr, » et en ayant suivi les conséquences avec une rigoureuse logique, » je me trouvai panthéiste à mon insu. Après de vains essais » pour modifier ce panthéisme forcé (corollaire d'une prémisse » fausse mais spécieuse, et sanctionnée par quelques noms > respectables), et pour le concilier avec les vérités chrétiennes, » je connus que je m'étais trompé et que je devais retourner » sur mes pas, et reprendre mes analyses et mes synthèses. Je » m'aperçus que, pour éviter l'erreur, il fallait ajouter à l'idée » de l'Etre quelque autre notion qui fût tout à la fois primor>> diale et subordonnée à la première. Car, si elle n'était pas » primordiale par rapport à notre esprit, il serait impossible » de l'acquérir, puisque la conception isolée de l'Etre est im» productive de sa nature. Si elle n'était pas subordonnée à » l'autre idée et engendrée par elle, on tomberait dans un dua»lisme absolu qui n'est pas moins absurde que le panthéisme, > impossible à éviter dans l'autre hypothèse. Or on peut obtenir

» cette seconde notion en tirant l'Etre de son état abstrait, et » en le considérant comme concret, absolu et créateur, puisque » l'Etre envisagé ainsi implique l'idée d'un effet, c'est-à-dire, » d'une existence, qui ne fait point partie de sa nature, mais » qui, libre produit de son vouloir, se lie avec lui par la créa» tion. Ainsi, selon ce point de vue, il y aurait un seul prin»cipe, d'où partirait l'esprit humain, c'est-à-dire l'idée de » l'Etre pur et nécessaire qui crée l'existence contingente, et » cette vérité-principe produirait un principe-fait, savoir, la réa»lité de l'existence elle-même, et expliquerait sa distinction >> substantielle par l'idée intermédiaire de l'action créatrice 1. » Ce qui donna à notre auteur les premiers pressentiments de son système, ce fut d'abord le langage de l'Ecriture sainte, et surtout le tétragramme (Ego sum qui sum); ensuite les écrits de quelquesuns des plus profonds philosophes chrétiens, de Malebranche en particulier, et du cardinal Gerdil, qui a défendu avec une grande puissance de génie la doctrine de saint Augustin sur la vision idéale. Avant d'exposer la théorie de la formule idéale ou du premier principe, nous devons analyser la distinction fondamentale entre la connaissance par intuition et la connaissance par réflexion. Cette distinction est la clef de tout le système et fournit la solution d'une multitude de problèmes philosophiques.

$ 1. De la connaissance par intuition et par réflexion.

La distinction entre l'état d'intuition et l'état de réflexion de la connaissance humaine est un fait admis par la plupart des psychologues, quoique personne ne l'ait approfondi ou se soit aperçu de son immense portée dans tout le domaine des sciences philosophiques. Toute réflexion, et en conséquence tout raisonnement présuppose une opération antérieure, une intuition non réfléchie qui lui fournit la matière sur laquelle elle travaille, et qui est le véritable point de départ de l'intelligence. La réflexion

1 Lettre sur les doctrines philosophiques et politiques de M. de Lamennais, par V. Gioberti. Bruxelles, 1843, p. 32, 33, 34,éd. in-18.

ne crée rien, elle ne produit le fonds d'aucun élément intellectuel, et ne fait que travailler sur les matériaux qui lui sont fournis par l'intuition: son pouvoir s'exerce sur la forme et non sur la matière de la pensée 1.

L'analyse de la connaissance fera bien saisir la différence de ces deux états. Connaître, c'est 1° penser un objet quelconque et 2° savoir qu'on pense cet objet. Sans ce dernier élément, la connaissance serait seulement initiale, incomplète; donc la connaissance complète implique la conscience de cette même connaissance.

4o L'état intuitif ne comprend que le premier élément : c'est la simple vue de l'objet sans aucun retour de l'esprit sur ce qu'il connaît. L'état de réflexion est constitué par le second élément : c'est l'attention que l'esprit fait à la connaissance qu'il a ; c'est un retour de la pensée sur elle-même.

2o L'intuition a toujours sur la réflexion une priorité logique, quoiqu'elle n'ait pas, dans l'homme dont la raison est développée, une priorité chronologique.

3o La réflexion est successive et l'intuition immanente. — On appelle immanente une chose dont l'existence est continue et n'admet ni intervalle ni interruption, et successive celle dont l'existence a les caractères opposés. Ainsi l'acte intuitif est continu, unique, et répond dans sa simplicité à tous les actes successifs de la réflexion. Cette continuité vient de ce que l'acte intuitif est de l'essence de l'être intelligent, dont la substance ne change point, tandis que la réflexion est une simple modification qui peut être suspendue sans que l'âme périsse.

4° L'intuition est toujours la même, à chaque âge et dans tous

1 M. Cousin, entre autres, a entrevu cette distinction, comme on peut s'en convaincre par plusieurs passages, et en particulier par celui-ci : « Nous l'a⚫vons démontré plus haut: la réflexion suppose une opération préalable à ⚫ laquelle elle s'applique, puisque la réflexion est un retour. Si aucune opé⚫ration antérieure n'avait eu lieu, il n'y aurait pas place à la répétition ⚫ volontaire de cette opération, c'est-à-dire, à la réflexion; car la réflexion n'est pas autre chose; elle ne crée pas, elle constate et développe.» Fragm. phil., 1838, Préface de la 1re édit., p. 8o.

les hommes; elle n'est susceptible ni de perfectionnement ni de détérioration; la réflexion, au contraire, est progressive; elle dépend du développement des puissances de l'âme, lequel dépend à son tour de l'organisation et varie avec elle. L'enfant et l'idiot sont donc égaux aux plus profonds philosophes en ce qui concerne la connaissance intuitive.

5o L'intuition est nécessaire et fatale, tandis que la réflexion est libre. Cette nécessité provient de ce que l'intuition est la première connaissance, le premier acte de l'esprit, et qu'elle est l'effet de cette activité générale, nécessitée, qui constitue l'essence de l'âme humaine et résulte de l'acte créateur. La liberté ne se trouve que dans la réflexion, second acte de la connaissance.

6o L'intuition est confuse, la réflexion est distincte. La réflexion ne peut trouver aucun élénient nouveau de connaissance qui ne soit pas dans l'intuition; elle se borne à rendre claire et distincte la connaissance intuitive. Celle-ci contient le germe de tout ce que nous pouvons savoir; celle-là développe ce germe et produit par cette élaboration la prodigieuse variété de connaissances qui distingue les âges différents du même homme ou les différents hommes entre eux.

7° L'intuition saisit immédiatement son objet et sans l'intermédiaire d'aucun signe, tandis que la réflexion, étant la pensée de la pensée, ne peut s'exercer sans un signe sensible, sans une parole qui lui sert à traduire la pensée intuitive. On verra plus tard tout ce que ce dernier caractère a de valeur dans la question de la nécessité du langage.

8° Il y a deux espèces de réflexions, la réflexion psychologique et la réflexion ontologique ou contemplative. Dans la réflexion psychologique, l'esprit se replie sur lui-même et atteint ses propres modifications: le terme de sa connaissance est identique au sujet connaissant. La réflexion ontologique atteint l'Etre lui-même, en tant que perçu par l'intuition; elle a donc deux objets l'intelligible, objet de l'intuition, et l'intuition elle-même, objet de la réflexion psychologique. Ainsi l'intuition voit l'intelligible dans son unité concrète et infinie, et exclut la conscience du sujet connaissant; la réflexion psycho

logique ne tombe que sur le sujet connaissant, sur un sensible, et ne saisit point l'objectif ou l'intelligible; la réflexion ontologique tient le milieu entre les deux autres opérations; elle saisit conjointement l'objet et le sujet, et les contemple dans un seul et même acte: elle les voit dans ce point de contact, si l'on peut parler ainsi, où l'objet connu et le sujet connaissant se réunissent sans se confondre. Cette distinction est importante pour bien saisir la différence entre la méthode ontologique et la méthode psychologique dont il est question dans le chapitre troisième.

§ 2. Enoncé du premier principe ou de la formule idéale.

Le système de M. Gioberti peut se résumer ainsi : Dieu, intelligible en soi, ne l'est pas entièrement pour nous : il se présente, à notre égard, pour ainsi dire, sous deux faces dont l'une est intelligible et l'autre sur-intelligible; la raison le saisit en tant qu'intelligible; la révélation seule nous le fait connaître en tant que sur-intelligible. En tant qu'intelligible, Dieu est l'objet immédiat de la perception de notre esprit : sa nécessité d'être est la première chose que nous percevons; mais elle n'est pas la seule, car Dieu n'est pas seulement absolu, il est aussi créateur. Ce second rapport est, comme le premier, l'objet de notre connaissance intuitive, de telle sorte que notre intuition saisit Dieu absolu en lui-même, et, de plus, produisant le monde en dehors de lui. Nous sommes ainsi continuellement spectateurs de la création et du monde qui en est le résultat. Quand ensuite l'esprit se replie sur lui-même et fait de la connaissance intuitive l'objet de sa pensée réfléchie, il se répète, en les exprimant, l'idée et le fait dont il est témoin dans l'intuition, c'est-à-dire, l'existence nécessaire de Dieu et la production contingente du monde; il se dit: Dieu est et tire le monde du néant. En prononçant ces deux jugements, il est certain de leur vérité, parce qu'il voit que ces deux jugements ne sont que la répétition de ce que voit et entend l'intuition quand elle perçoit Dieu créant le monde. Ces deux jugements se réduisent à

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