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presque tous les penseurs du siècle passé, qui font tant de bruit dans le monde ; il s'agit de suspendre cette foi fervente et si tenace, avec laquelle votre jeune âge a embrassé les doctrines à la mode sur la philosophie, sur la religion, sur la liberté des peuples. Ne craignez pas pourtant que mon discours aille à éteindre ou à diminuer en aucune manière votre affection et votre zèle pour la philosophie et la liberté. L'amour que vous portez à l'une et à l'autre est saint et légitime; loin de l'affaiblir, la doctrine exposée dans mon livre est destinée à le fortifier. Distinguez l'idée générique que vous avez de ces deux amours, et sa détermination spécifique c'est dans celle-ci qu'est l'erreur et non pas dans l'autre. La confusion d'une idée générale, très-vraie en ellemême, avec les faux concepts spécifiques, voilà ce qui engendre la force et le prestige de l'erreur, dans vos âmes surtout, candides, pures, portées à aimer le vrai et le bien, à haïr le faux et le mal, toutes les fois qu'ils se présentent sous leur forme naturelle. L'attrait du faux s'emprunte toujours au vrai auquel il est mêlé; pour le détruire, il suffit de l'en séparer. Je vous invite à cette œuvre sainte et sacrée, en vous exhortant à y employer cette liberté d'esprit et ce sang-froid sans lesquels les autres qualités du génie sont inutiles. Apprêtez-vous donc courageusement à me suivre, et si l'issue de l'entreprise est telle que je la désire, vous n'aurez point à vous en plaindre pour vous-mêmes, ni à vous en excuser devant la patrie. »

La philosophie est toujours utile, mais on peut dire qu'aujourd'hui elle est nécessaire en Italie aux classes instruites. Je prends ici la philosophie dans un sens large, et je comprends sous ce nòm toutes les sciences qui ont trait à l'homme individuel et social, qui sont propres à éveiller, à ennoblir ses penchants, et à accroître les forces du génie de l'invention. Quand une nation est devenue esclave d'habitudes mauvaises, quand, toute verve dans la pensée, toute vigueur dans

les esprits étant éteinte, elle dort en un sommeil profond, tout ce qui peut raviver en elle le sentiment de son antique valeur, est utile et sans danger. La liberté de penser mal entendue nuit quelquefois à la cause de la vérité; aujourd'hui, elle ne peut que lui être utile, parce que la vérité est perdue, que l'homme languit sous le joug de l'erreur. dont il est devenu la proie. Aussi les bons gouvernements ne doivent pas avoir peur de la philosophie, sous le prétexte qu'elle favorise la licence et les rébellions, en accoutumant les esprits à la liberté, à la recherche de la raison des choses. Sans doute les princes qui aiment dans le pouvoir son exercice tyrannique, qui abhorrent tout frein légitime, sans doute ceux-là ont raison de s'inquiéter des spéculations et de la culture de l'esprit humain. La littérature molle et obscène exceptée, l'usage de la pensée et de la parole doit leur inspirer une jalousie de corps, et leur paraître formidable. Mais je veux espérer qu'il n'y a en Italie aucun de ces princes; je veux espérer que nul des maîtres de l'Italie n'aime le despotisme et la tyrannie; je veux espérer que s'ils refusent de donner aux peuples des institutions plus conformes aux progrès de la civilisation et à l'esprit de l'époque, ce n'est pas qu'ils nour rissent des vues mauvaises, mais c'est qu'ils redoutent la fougue de l'esprit humain, les violences et les écarts des révolutions. Ils ont toujours présentes à la mémoire les scènes épouvantables de la révolution française, et le naufrage de la plus puissante monarchie; ils ont devant les yeux le spectacle de ces folles sectes républicaines, qui, avec les meilleures intentions du monde, portent le fer et le feu dans les cités anglaises, ensanglantent de temps en temps les rues de Paris, et s'occupent bravement à détruire la liberté en France et à la rendre impossible à l'Europe. Je ne crois pas que les républicains réussissent, mais je tiens pour assuré qu'ils sont les plus fermes soutiens du despotisme qui règne encore, et que sans leur fait, il n'y au

rait peut-être pas en Europe une seule contrée qui ne jouît d'une liberté tempérée, la seule liberté possible. Je ne puis donc m'imaginer que, cette crainte une fois éloignée, nos princes fussent animés d'un esprit si ombrageux, et poussassent la soif avide d'une puissance éphémère au point de ne pas vouloir satisfaire le juste désir des peuples, et de se rendre coupables en face de Dieu et des hommes, de ces calamités prochaines ou éloignées, dont le poids retombe toujours sur la tête de ceux qui ont dû les prévoir et les prévenir. Mais ceux qui gouvernent ont coutume de chasser la crainte d'un danger à venir par la crainte d'un danger présent, et ils croient faire acte de haute prudence en semant une ample moisson de maux inévitables et éloignés pour ne pas subir des maux plus prochains. Est-ce là un parti sage et prudent? Je ne le crois pas. On peut facilement remédier aux abus de la liberté, tant que les fondements du pouvoir sont sans atteinte et sa majesté inviolable; mais nulle force au monde ne pourra empêcher que le despotisme, s'il dure, n'amène de ces bouleversements irrésistibles qui brisent les nerfs à l'autorité, et font de la liberté qu'ils mettent en place une liberté malade et débile. C'est ainsi qu'on voit des princes, pour ne vouloir pas se faire les auteurs d'institutions sages, qui seraient un puissant préservatif contre tout excès, forcer les peuples à saisir, la force en main, le droit qu'on leur nie, et pour conserver une domination absolue, rendre impossibles ou au moins très-difficiles à la postérité, la liberté et la monarchie. Mais mon intention n'est pas d'entrer ici dans cette matière. De ce que je viens de dire, je veux seulement conclure que le motif qui rend nos princes hostiles à la liberté modérée, c'est la crainte des excès de la liberté. En effet, les doctrines politiques en vogue aujourd'hui, partant de principes faux, aboutissent à des conséquences absurdes qui de la théorie passent à la pratique, et enfantent ainsi les excès de ces révolutions, qui sont la logique pratique des peuples abusés par les halluci

nations de fausses prémisses. Nos gouvernements ne devraient donc pas abhorrer une doctrine contraire, qui, unissant res olim dissociabiles (nous devrions dire aujourd'hui), fait concorder la liberté avec la royauté, et procure à celleei les généreux et magnanimes sentiments qu'on tourne contre elle.

Eteindre ces sentiments c'est chose impossible; essayer de le faire par l'avilissement des esprits, par l'affaiblissement de leurs forces, par la corruption, par une étude constante à les rendre abjects, cupides, efféminés, égoïstes, l'essayer ainsi, c'est une entreprise infernale et abominable. Il y a danger à laisser ces sentiments tels qu'ils sont, parce qu'ils sont hostiles à l'autorité. Parmi les défenseurs des rois, on compte certainement des hommes vertueux. Toutefois on ne peut nier que les âmes les plus nobles, les cœurs les plus élevés, les plus purs, sont du parti des peuples, et procurent, sans le vouloir, une grande puissance aux fauteurs des révolutions. Que faire donc ? Je ne vois pas à prendre d'autre parti possible, que de garder, de conserver, de nourrir ces affections trèssacrées, mais en les dirigeant bien, et en les conduisant de manière à ce qu'elles puissent plus tard être satisfaites sans péril. Or c'est là l'œuvre de la philosophie; je dirais de la religion, si celle-ci n'était pas éteinte dans les cœurs du grand nombre, et si elle n'avait besoin d'être relevée autant què le pouvoir politique. La philosophie est désormais le seul moyen propre à corriger, à faire marcher la civilisation du siècle aussi mérite-t-elle par là que les princes sages la favorisent, bien loin de la craindre 1. Qu'ils effraient la fausse philosophie, qu'ils lui opposent la vraie : les doctrines ne peuvent être combattues utilement que par les doctrines. Les canons et les soldats ne prouvent rien contre elles. Qu'ils ne s'imaginent

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(1) Qu'ils la favorisent, non pas en la protégeant (ils courraient risque de la corrompre), mais en ne l'entravant pas.

pas que les maximes capables de triompher des erreurs en vogue soient celles du despotisme: ces maximes sont entrées plusieurs fois dans la lutte, maniées par des hommes de génie, depuis Hobbes jusqu'à de Bonald, et au lieu d'affaiblir, elles n'ont fait que fortifier les opinions contraires. Et il n'y a pas là sujet de s'étonner beaucoup: les doctrines du despotisme sont absurdes et pestilentielles, et la défaite de l'erreur ne peut venir d'une autre erreur, il faut qu'elle vienne de la vérité. Que les princes ne craignent pas non plus que la philosophie, en accoutumant les esprits à la liberté, les rende indociles et licencieux. La licence ne peut naître de la liberté, c'est sa plus grande ennemie; la licence naît de ces faux principes et de ces passions mauvaises qui se cachent sous le manteau de la liberté. Enlevez leur masque à ces principes, montrez-les dans leur nudité, et nul alors ne pourra plus les confondre avec la liberté véritable et légitime. La licence n'est pas liberté, mais esclavage; esclavage des sens, esclavage des passions, esclavage de l'égoïsme, de l'orgueil, de l'ignorance, des préjugés d'un faux savoir. Nul siècle ne fut plus esclave que le nôtre, qui pourtant se vante d'avoir tant de libres penseurs; et ce caractère servile produit cette mollesse et cette prostration des âmes et des esprits, si universelle parmi nous. Comment la liberté peut-elle exister, si elle n'est généreuse et forte? Le fait est que le monde actuel n'est pas, comme on le dit, partagé entre la tyrannie et la liberté, mais entre deux tyrannies qui se combattent entre elles dans un camp est la tyrannie des despotes, dans l'autre est celle des peuples. Elles se fondent l'une et l'autre sur deux fausses doctrines, émanées du même principe, conduisant au même but, la prépondérance de la force sur le droit ; car peu importe que la force soit représentée par les armées ou par les multitudes.

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Et l'une et l'autre cherchent à se légitimer honorablement pas des maximes vraies : les despotes invoquent le bon ordre, la stabilité, la sûreté, le doux repos; les peuples, la liberté.

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