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qui m'éclaire. Mon esprit ne remonte pas de lui à la vérité, mais il descend de la vérité à lui-même. Ce n'est point mon intelligence qui donne au vrai son autorité, c'est le vrai lui-même, le vrai, qui crée mon intelligence, qui l'actualise en la créant, la met en exercice et se manifeste à elle. La vérité n'est pas subjective, mais objective; elle n'est pas l'effet, elle est la cause de mon existence et de ma pensée. Et notez bien qu'en vous disant ces choses, je ne les appuie pas sur mes pauvres et fragiles puissances; je les base sur l'autorité même du vrai, dont la voix les proclame. Je ne fais que répéter, en repensant et en parlant, le verbe idéal qui parle à mon esprit. Cette voix de la vérité qui nous parle, à moi, à vous, à tous les hommes et à toutes les intelligences avec une irréfragable autorité, c'est l'évidence. L'évidence est objective, et non subjective; elle est la créatrice et non la créature de la pensée; la pensée est la vision de l'esprit, l'évidence en est la lumière. Vous désirez que je vous démontre la légitimité de vos puissances, de votre faculté de connaître. Mais comment savez-vous que vous avez cette faculté? Vous le savez, parce que la vérité vous le dit, vous l'atteste, vous rend impossible le moindre doute là-dessus. Ce n'est pas à l'esprit à prouver la vérité, c'est à la vérité de prouver l'autorité de l'esprit. Et savez-vous comment elle la prouve? Elle la prouve en créant l'esprit, et en se manifestant à son regard. Notre esprit ne fait pas la première vérité, et voilà pourquoi il ne peut pas la démontrer, ni la confirmer. Mais la première vérité confère à notre esprit toute sa valeur, parce qu'elle lui donne l'existence. Cessez donc d'argumenter contre la vérité, en présupposant que votre faculté de connaître peut être erronée ; car vous ne pouvez faire cette supposition, vous ne pouvez avoir le moindre doute, émettre le moindre jugement, prononcer une parole, sans croire à la vérité. Aussi votre objection, supposant cette réalité que vous combattez, se détruit d'elle-même. Vous n'avez qu'un moyen de défendre votre cause, sans vous blesser avec vos propres armes. Ce serait de faire des syllogismes sans parler, je dis plus, sans penser. Mais alors je serais dispensé de vous faire une réponse, et il ne vous viendrait pas à l'esprit, je crois, de m'en demander une. »

NOTE 72, P. 365.

Examen critique du jugement que M. Cousin a porté sur Malebranche.

Je ne pense pas faire tort à M. Cousin en conjecturant qu'il n'a pas lu Malebranche, je crois au contraire le justifier en quelque sorte: car autrement il faudrait dire qu'il ne l'a pas compris. De ces deux suppositions, la seconde est tout-à-fait incroyable quand il s'agit d'un homme d'autant de sagacité que M. Cousin ; d'un autre côté, la première semble, à vrai dire, bien extraordinaire à propos de celui qui se vante d'être le fondateur de la philosophie éclectique. Quoi qu'il en soit, le lecteur choisira entre les deux explications celle qui lui paraîtra la plus vraisemblable; il me suffit de prouver que M. Cousin ne connaît pas la doctrine de son illustre compatriote, et qu'il a renouvelé à l'égard de Malebranche la faute qu'il avait commise pour d'autres systèmes, c'est-à-dire, qu'il a substitué ses propres sentiments aux sentiments d'autrui. Mes preuves seront courtes; je me contenterai de mettre en regard de l'exposé de M. Cousin les paroles mêmes de Malebranche.

« Malebranche,» dit M. Cousin, « est avec Spinosa le plus grand » disciple de Descartes. Comme lui, il a tiré des principes de leur > commun maître les conséquences que ces principes renfer» maient. Malebranche est à la lettre Spinosa chrétien 1. »

Malebranche à la lettre un Spinosa chrétien! Et comment peut-il y avoir un Spinosa chrétien? Ces deux mots répugnent à se trouver ensemble. Dire qu'un athée est théiste, ce ne serait pas s'exprimer plus mal. Tous les plus grands esprits du xvn siècle regardèrent Spinosa comme un véritable athée; il était réservé aux étranges critiques de notre siècle, qui parlent de ce philosophe le plus souvent sans l'avoir lu, ou du moins sans l'avoir compris, il leur était réservé de l'absoudre de ce re

| Fraq. phil., 1838, tom. 11, p. 167,

proche, d'en faire un homme religieux, un mystique et presque un saint digne d'être placé sur les autels. Nous avons vu M. Cousin partager cette étrange opinion; nous avons rapporté les paroles très-expresses dont il se sert pour canoniser l'athée hollandais 1. Mais que dirait le pauvre Malebranche si, revenant dans ce monde, il s'entendait comparer à un homme qu'il appelle cet impie de nos jours, qui faisait son Dieu de l'univers, et n'en avait point 2; des opinions duquel il disait : Ne pensez pas que je sois assez impie et assez insensé pour donner dans ses rêveries 3. Quel parallèle peut-on établir entre la théorie de Malebranche et celle de Spinosa ? de Malebranche qui a sur la divinité des sentiments si pieux, si nobles, qui parle avec tant de profondeur et d'exactitude théologique des perfections morales de Dieu; qui donne à la science des mœurs une si large place dans ses spéculations; qui défend avec une logique si vigoureuse l'action libre du créateur sur ses créatures ! Et de Spinosa qui détruit la moralité dans ses racines; qui introduit un fatalisme universel; qui ne conserve de Dieu que le nom! Regarder Spinosa comme théiste parce qu'il parle perpétuelle. ment de Dieu, c'est donner dans une méprise digne d'un enfant et qui devrait faire rougir quiconque aspire au nom de philosophe. Assimiler l'un à l'autre ces deux écrivains parce qu'il y a quelque analogie entre leurs doctrines, c'est montrer bien peu de pénétration, bien peu d'habitude des sciences spéculatives: car, sans avoir pénétré bien avant dans les questions capitales de la métaphysique, on sait que ce qui donne au panthéisme un certain dehors séduisant, c'est d'un côté la vérité qui se trouve mêlée à des exagérations, et de l'autre le défaut de beaucoup de ses adversaires, qui, confondant le bon avec le mauvais, tombent souvent dans l'excès opposé, ou du moins, passent sans les aborder, au-delà des problèmes les plus importants dont les panthéistes promettent la solution.

1 V. la note 21 de ce volume.

2 MALEBRANCHE, Entr. sur la métaph., la relig. et la mor., entr. 8, tom. 1, p. 310.

3 Ibid., entr. 9, p. 338.

Deux grandes idées dominent l'esprit humain, celle de l'Etre et celle de l'existant; les rapports mutuels de ces idées sont l'objet principal proposé aux méditations du philosophe. La vraie philosophie les unit et les distingue, la fausse les identifie ou les sépare. Si, pour ne pas les confondre, comme font les panthéistes, on veut les diviser complètement, selon l'usage des philosophes superficiels, on combat une erreur par une autre, et avec d'autant moins de succès, que l'on substitue une erreur frivole et légère à une autre qui était douée d'une certaine profondeur. Mais depuis Pythagore et Platon jusqu'à Malebranche, pas un seul philosophe d'autorité n'a essayé ce divorce. Les meilleurs d'entre eux s'appliquèrent à étudier l'union intime de cette dualité primitive et mystérieuse, et ils admirent l'inséparabilité psychologique et ontologique de ces deux termes, sans que pour cela leur doctrine puisse se confondre avec celle des panthéistes, qui font disparaître la dualité que les autres s'efforcent d'expliquer. Parmi ces derniers, Malebranche mérite un des premiers rangs; car quoique ses doctrines sur la vision idéale, sur la causalité première et universelle, sur l'étendue intelligible, etc., laissent beaucoup à désirer, toutefois elles n'ont rien de commun avec celles de Spinosa, à moins qu'on ne veuille regarder comme étant communes aux deux doctrines des vérités que l'une conserve dans leur intégrité, tandis que l'autre ne s'en sert que comme d'un voile pour cacher ses rêveries. Peut-être dira-t-on que Malebranche et Spinosa sont frères, parce qu'ils reconnaissent Descartes pour leur père commun? M. Cousin le donne à entendre quand il dit : « Suivez Descartes dans ses deux disciples immédiats, Spi» nosa et Malebranche, et là vous reconnaîtrez les fruits légi» times des principes du maître 1. >>

Mais j'ai déjà fait observer ailleurs que dans les parties les plus solides et les plus précieuses de sa philosophie, Malebran che n'est point cartésien, et qu'en général il l'est beaucoup moins qu'on ne le croit. Je le prouverais facilement, si la ma

1 Hist. de la phil, du xv111° siècle, leçon 11.

tière n'était trop longue pour une note. Spinosa est bien plus d'accord avec son maître en ce qui regarde le premier procédé méthodique, et le principe fondamental du cartésianisme; seulement il comprend ce principe et il en déduit les conséquences avec une pénétration d'esprit et une rigueur de logique que Descartes ne soupçonnait même pas. Du reste, le système de Descartes est un mélange d'éléments si disparates, si peu digérés, si mal cousus ensemble que ce n'est point merveille de voir Malebranche et Spinosa, si différents l'un de l'autre, s'en servir tous les deux pour en étayer leurs dogmes. Tout autre philosophe pourrait en faire autant, et je me chargerais volontiers de trouver dans cet amas confus un fondement pour tout système quel qu'il soit, comme il serait possible à celui qui connaîtrait l'idiome de la tour de Babel, d'en extraire les principes élémentaires de toutes les langues.

L'exposition que fait M. Cousin du système de Malebranche est remplie des plus graves inexactitudes. Mais, pour éviter les longueurs, je m'arrêterai au point capital de tout le système, à celui qui immortalisera le nom de son auteur dans les annales de la science. Je veux parler de la célèbre théorie de la vision idéale. Certes, s'il est un point de l'histoire de la philosophie sur lequel M. Cousin aurait dû se montrer exact et attentif, c'est bien en exposant le système de son illustre compatriote. Il s'en débarrasse en deux mots :

« L'idée de Dieu est à la fois contemporaine de toutes nos Didées, et le fondement de leur légitimité; et par exemple D l'idée que nous nous faisons des corps extérieurs et du monde D serait vaine, si cette idée ne nous était donnée dans celle D de Dieu. D

A la bonne heure, mais voyons comment il expliquera cette phrase:

« De là le fameux principe de Malebranche que nous voyons » tout, et le monde matériel lui-même, en Dieu; ce qui veut » dire que notre vision et conception du monde est accompa» gnée d'une conception de Dieu, de l'Etre infini et parfait, qui

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